«Un don de Dieu.» C’est en ces termes que le président islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan s’est empressé de qualifier le putsch raté au lendemain de la tentative de coup d’État du 15 juillet dernier. Le soulèvement militaire, imputé à son ex-allié, le prédicateur en exil Fethullah Gülen, lui a effectivement donné les coudées franches pour nettoyer en profondeur l’armée et l’appareil étatique. Pire: il lui a servi de prétexte idéal pour museler toute voix critique et décimer l’opposition. En quatre mois, au moins 110.000 personnes ont été suspendues, licenciées ou arrêtées. Faut-il pour autant y voir une volonté, comme le craignent ses opposants laïcs, d’imposer un régime islamique et de réaliser son vieux rêve néo-ottoman? Ou plutôt la soif de pouvoir du nouveau maître de la Turquie, prêt à toutes les manÅ“uvres politiques pour régner d’une main de fer sur son pays?
Qui sont les Turcs touchés par la répression?
La purge vise avant tout les milieux gülenistes ou présupposés proches du prédicateur exilé aux États-Unis et accusé d’être l’instigateur du coup d’État. Dès les premières semaines qui ont suivi la tentative de putsch, un grand nettoyage s’est opéré au sein de l’armée, de la fonction publique, de la police et du système judiciaire. Selon un rapport parlementaire présenté fin septembre par une députée d’opposition CHP, le Parti républicain du peuple, le nombre de personnes arrêtées a dépassé 50.000, rien qu’entre le 17 août et le 17 septembre.
Plus de 12.800 policiers ont été mis à pied et plus de 4500 militaires limogés, y compris des hauts gradés (près de la moitié des généraux et amiraux turcs ont été écartés). Les écoles militaires ont été fermées. Au moins 3390 magistrats ont été démis de leurs fonctions. Des milliers d’enseignants ont été mis au pas. Des associations démantelées. Des hommes d’affaires suspectés d’être liés à Fethullah Gülen ont été arrêtés.
Quelque 500 entreprises ont vu leurs biens confisqués. Mais cette épuration affecte des cercles de plus en plus larges de la population, bien au-delà des milieux accusés d’avoir fomenté le putsch. Ainsi, des professeurs se trouvent à nouveau dans le collimateur du pouvoir pour avoir signé, l’année dernière, un appel à la paix dénonçant l’usage disproportionné de la force dans le conflit qui oppose, dans le Sud-Est, les forces de sécurité aux rebelles kurdes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).
Limogeage, passeport annulé, campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux… La pression est multiforme. Profitant de l’état d’urgence, le président Erdogan gouverne par décrets ayant force de loi. En vertu de ces mesures d’exception, c’est lui qui nomme dorénavant les recteurs d’université. «Un signe, parmi tant d’autres, d’une volonté de resserrer l’étau sur toutes les voix dissidentes», souffle un professeur remercié. Dans cette épuration inédite, les médias ne sont pas en reste. Au total, 170 organes de presse ont été réduits au silence et 150 journalistes placés en détention selon l’Association des journalistes de Turquie. L’opposition est également ciblée. Une dizaine de responsables et de députés de la mouvance de gauche prokurde HDP (dont les deux coleaders du parti) sont actuellement sous les verrous.
Quel est l’objectif de cette spirale punitive?
De toute évidence, le président turc a eu peur, cette fameuse nuit du 15 au 16 juillet. Peur pour sa vie. Peur, aussi, de perdre ce pouvoir conquis au fil des années, de la mairie d’Istanbul en 1994 à la présidence, en 2014, en passant par la création de l’AKP (le Parti de la justice et du développement) et le poste de premier ministre. Certains observateurs évoquent même la hantise du syndrome Morsi. En 2013, le coup d’État militaire contre le président égyptien issu des Frères musulmans, et élu démocratiquement, a été vécu comme un traumatisme.
«Pour Erdogan, son sort est lié à celui de Morsi. Il est persuadé que s’il faiblit, il subira le même destin», remarquait récemment le politologue Bayram Balci. D’où cette volonté de revanche. Contre son ex-allié, Fethullah Gülen, dont il laissa sciemment les fidèles infiltrer les rouages de l’État pour se débarrasser de la vieille garde militaire – avant qu’il ne se retourne contre lui. Contre les journalistes, accusés d’«insulte au président» dès qu’ils s’avèrent trop critiques. Contre l’élite laïque, héritière des valeurs d’Atatürk, le «père» de la République de 1923, que l’ex-enfant du peuple, issu des masses musulmanes pieuses, n’a jamais cessé de défier.
«Mais Erdogan est également un véritable animal politique, prêt à tous les calculs pour renforcer son pouvoir», estime Nicolas Cheviron, coauteur d’Erdogan. Nouveau père de la Turquie? (Éditions François Bourin). D’où cette nouvelle alliance contre-nature avec les ultranationalistes du Parti MHP. Un mariage de circonstance visant à consolider encore plus son pouvoir en soumettant à référendum son projet de régime présidentiel. Or, pour convoquer les électeurs aux urnes, il lui manque des voix au Parlement. Pour séduire les députés du MHP, il multiplie les coups d’éclat qui vont dans le sens de leurs idéaux: traque renforcée contre le HDP, accusé d’être le bras politique du PKK ; projet de rétablissement de la peine de mort (abolie en 2004). Au risque de faire voler en éclats le fragile processus d’adhésion à l’Union européenne.
Erdogan est-il en train de tourner définitivement le dos à l’Europe?
La dérive autoritaire de la Turquie n’a fait que refroidir encore plus les relations avec Bruxelles. Elles étaient déjà au plus mal, notamment en raison du refus de l’Europe de lever les visas pour les Turcs en échange de l’application de l’accord négocié sur les migrants.
Erdogan menace désormais d’organiser un référendum en 2017 sur la poursuite ou non des négociations concernant l’adhésion du pays à l’UE qui ont officiellement commencé il y a douze ans. Alors qu’il boude l’Ouest, le nouveau maître de la Turquie se tourne vers l’Est: il se réconcilie avec la Russie, attire les investisseurs saoudiens, envoie ses troupes dans le nord de la Syrie.
«L’histoire de la Turquie est en train de devenir la saga déchirante d’une démocratie musulmane naissante qui tourne le dos à sa chance historique d’aller vers le progrès.»
Asli Aydintasbas
Pour la première fois cette année, la Turquie n’est pas passée à l’heure d’hiver – et s’est donc rapprochée un peu plus de ses nouveaux amis. «L’histoire de la Turquie est en train de devenir la saga déchirante d’une démocratie musulmane naissante qui tourne le dos à sa chance historique d’aller vers le progrès pour se contenter d’un modèle familier de despotisme au Moyen-Orient, succombant à un culte rétrograde de la personnalité», s’inquiète la chercheuse et journaliste turque Asli Aydintasbas dans une tribune publiée dans le Washington Post. Pour autant, Ankara et Bruxelles ont trop de dossiers en commun pour se tourner complètement le dos. La Turquie, qui reste un membre historique de l’Otan, joue un rôle important dans la lutte contre l’organisation de l’État islamique.
À ce jour, elle héberge près de 3 millions de réfugiés (essentiellement des Syriens) et s’est engagée à les garder sur son sol pour qu’ils ne rejoignent plus les côtes grecques. Quant au processus de réunification avec Chypre, dont elle occupe le nord depuis 1974, il est toujours en cours.
Cette stratégie de la tension, en interne comme en externe, n’est- elle pas risquée?
Tandis que l’espace politique se rétrécit de plus en plus, laissant place au discours omniprésent de l’AKP, la Turquie d’Erdogan est également embarquée dans un conflit meurtrier qui fait rage dans le sud-est du pays. Depuis la rupture, en 2015, des négociations de paix avec le Parti des travailleurs du Kurdistan, forces de sécurité et rebelles du PKK s’y livrent une guerre féroce.
Éprise de revanche face aux tanks et aux canons, la guérilla kurde, autrefois cantonnée aux montagnes, démultiplie les attentats en zone urbaine – y compris dans les grandes villes. À cela, s’ajoute la menace djihadiste qui pèse aujourd’hui sur la Turquie. Longtemps accusé de collusion avec certains groupes, Ankara participe activement aux frappes de la coalition internationale contre l’organisation de l’État islamique.
Fin août, l’armée turque est entrée de plain-pied dans la guerre syrienne en lançant, au Nord, l’opération «Bouclier de l’Euphrate», en collaboration avec la rébellion syrienne modérée et l’appuie de la coalition. De quoi l’exposer encore plus aux ripostes de Daech. Depuis l’attentat de juin dernier contre l’aéroport d’Atatürk (imputé à Daech), le tourisme a chuté et les investissements sont en berne. «La Turquie ressemble à un gros camion qui a perdu ses freins. Espérons qu’Erdogan se ravise, avant qu’il ne soit trop tard», souffle le directeur d’une ONG.
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