Frédéric Encel : « Pour la Turquie, un retour de coopération avec Israël signifie d’abord un apport en renseignements »

Actualité Juive, le 08/07/2016

Par Steve Nadjar

L’accord avec Israël traduit l’échec de la politique panislamique du président Erdogan, estime le maître de conférences à Science Po Paris*.

Actualité Juive : Pourquoi la normalisation des relations israélo-turques intervient-elle maintenant, après une longue période de tractations ?
Frédéric Encel : Essentiellement parce que la politique panislamique et néo-ottomane de Erdogan a complètement échoué. Il escomptait des relations apaisées avec ses voisins directs – comme l’avait tenté et réussi Kemal Ataturk dans les années 1930 – elles sont exécrables avec la Russie et l’Iran. Il exigeait la chute de son ancien allié Assad, celui-ci est toujours au pouvoir. Il souhaitait jouer les Frères musulmans contre les régimes laïcs nationalistes arabes, ils sont partout dans l’opposition, en fuite ou en prison. Si l’on ajoute une croissance en berne et l’avènement du cauchemar kurde aux frontières et en Anatolie, on comprend mieux la nouvelle « passion » pour Israël de ce président de plus autoritaire et complotiste… Ses excuses tardives et au fond assez pitoyables à la Russie procèdent d’ailleurs du même schéma de nécessité.

A.J.: Quels bénéfices Israël peut-il espérer du renouveau de ses relations avec Ankara ?
F. E. : On a longtemps fantasmé l’importance et la longévité du partenariat bilatéral. Je rappellerai d’une part que celui-ci ne datait que de 1996, d’autre part qu’il n’a jamais incarné une alliance militaire, enfin qu’il ne portait pas sur l’eau. Cela dit, quelques années durant – avant la rupture décidée par Erdogan au terme des années 2000 – la coopération militaire avait permis à l’aviation israélienne de s’entraîner dans le vaste espace aérien turc, et d’importants contrats de maintenance et d’amélioration de matériels militaires avaient été signés. Il n’est pas dit qu’on revienne à ce niveau de relations.

A.J.: Cette décision stratégique peut-elle avoir un coût politique pour Binyamin Netanyahou ? On a vu Lieberman et Bennett prendre leurs distances et s’opposer à l’accord.
F. E. : Lieberman est un russophone inconditionnel de Poutine, et Bennet un nationaliste (également) qui rejette les regrets exprimés par Israël en vertu de l’accord. Ils ne démissionneront pas pour cela, mais leur grogne traduit celle de nombreux Israéliens choqués par les propos violemment antisionistes et, parfois, à l’extrême limite de l’antisémitisme, proférés des années durant par Erdogan, outre son soutien aux terroristes du Hamas. J’ajoute un point qu’on oublie trop souvent : de plus en plus de Juifs américains sont en faveur de la reconnaissance du génocide arménien ; or avec Erdogan on en est très loin et la réconciliation de Netanyahou, de ce point de vue-là, passera d’autant plus mal que lui non plus n’est hélas pas très en pointe sur cette question…

A.J.: Au lendemain de l’attentat contre l’aéroport d’Istanbul, quel peut être l’impact de ce rapprochement turc avec Israël, mais aussi avec la Russie, dans la lutte contre l’Etat islamique ?
F. E. : Pour la Turquie, un retour de coopération avec l’Etat juif signifie d’abord un apport en renseignements ; manifestement, il y a eu un manque à ce niveau ces derniers mois avec des attentats monstres en série. Mais je ne crois pas en revanche que la Russie soit directement liée à ce deal. Dans le ciel syrien, il existe une vraie coopération russo-israélienne qui se passe allègrement de la Turquie, laquelle voit avec effroi la montée en puissance du nationalisme kurde. Comme le rappelait récemment à mes 1ères Rencontres internationales géopolitiques de Trouville mon maître Yves Lacoste, « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre ». Dans sa complaisance vis-à-vis de Daesh et son divorce avec Israël ses dernières années, Erdogan avait semblé l’oublier…

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