Turquie : le vote des femmes conservatrices, un enjeu majeur pour Erdogan

Le Monde, le 09/05/2023

Par Nicolas Bourcier  (Erbaa (Turquie), envoyé spécial

 
 
Reportage

Depuis des années, Erdogan et son parti islamo-conservateur, l’AKP, ont su capter le vote féminin. Face à l’usure du pouvoir et à la crise économique, certaines électrices commencent à douter.

Dans le parc Vadi, à Erbaa (Turquie), le 21 avril, jour de la fin du ramadan. A droite : Kemal Kiliçdaroglu, candidat de l’opposition, représenté sur une bannière, le 20 avril. PHOTOS ÉDOUARD CAUPEIL POUR « LE MONDE Â»

REPORTAGE ERBAA (TURQUIE)

Assise, le regard porté à travers la baie vitrée qui donne sur l’artère principale de la ville, elle écoute, et range son bureau d’un geste lent et précis, semblant avoir appris depuis longtemps à apprécier les choses et les gens comme ils sont. Aux murs, plusieurs portraits de Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938), père fondateur de la République. Devant la porte, une petite table à l’ancienne et une double rangée de fauteuils d’un autre âge occupés en permanence. Nurten Öcal Camlibel est muhtar, une sorte de maire de quartier sans affiliation politique affichée, l’interlocuteur privilégié entre l’Etat et ses administrés.

A 55 ans, elle est la seule femme à occuper un tel poste sur quelque 120 muhtar que comptent Erbaa et ses environs. Ancien carrefour commercial de l’antique Route de la soie, entièrement détruite par un tremblement de terre en 1942, la ville est une cité provinciale d’apparence banale et sans histoire. Elle est aujourd’hui surtout connue pour sa zone franche consacrée à la confection textile, sa forte tradition conservatrice et sa députée Özlem Zengin, élue du Parti de la justice et du développement (AKP), la formation du président, Recep Tayyip Erdogan.

Autrice d’un récent coup d’éclat contre son groupe à l’Assemblée – qu’elle accuse d’avoir sacrifié des dispositifs de protection des femmes pour des raisons électoralistes –, l’élue a changé de circonscription et figure désormais comme candidate de l’AKP à Istanbul pour le scrutin législatif du 14 mai. A Erbaa, sur les cinq sièges en jeu dans le district, aucune femme ne figure plus sur les listes des principales formations politiques, de la majorité ou de l’opposition.

Une élue menacée

« Nous sommes loin d’être sorties du patriarcat ! Â», lance Nurten Camlibel Öcal, elle-même issue d’un milieu conservateur. Elue avec plus de 95 % des voix de son arrondissement, qui compte près de 16 000 habitants, elledit avoir été menacée dès sa prise de fonction. Les attaques venaient d’un représentant de Hüda-Par, le parti islamiste des Kurdes de Turquie, groupe ayant servi de supplétif à la police et impliqué dans de nombreux assassinats politiques dans les années 1990 et 2000. La formation s’est alliée, en mars, avec l’AKP pour les élections de dimanche.

A l’époque, Nurten Öcal Camlibel avait révélé le nom de l’auteur des menaces. Elle a exigé des excuses publiques et leur diffusion lors du prêche du vendredi dans une mosquée d’Erbaa. Â« Ce qu’il n’a pas fait, déplore-t-elle, mais ses supérieurs l’ont discrètement muté dans une autre ville. Â» Elle-même soutient aujourd’hui le candidat de la coalition d’opposition, Kemal Kiliçdaroglu, leader de la formation kémaliste CHP (Parti républicain du peuple), mais elle reconnaît que, même au sein de cette dernière, il reste beaucoup à faire pour la cause des femmes. Â« Erdogan et l’AKP ont su capter le vote féminin avec une force indéniable, reconnaît-elle. Je le vois tous les jours avec les aides, les subventions et les liens de clientélisme qui se sont développés au fil des ans, permettant au pouvoir d’élargir et de consolider son assise électorale. Â»

Le point culminant de cette marche en avant des dirigeants islamo-conservateurs a peut-être été atteint en 2014, comme le rappelle Esra Özcan, autrice d’un ouvrage consacré aux femmes conservatrices (Mainstreaming the Headscarf, « généraliser le foulard Â», IB Taurus, non traduit). Cette année-là, près de 55 % des femmes turques votent pour l’AKP. Elles deviennent le pilier électoral du mouvement.

« Tout cela est le résultat d’un long travail effectué en amont, du temps même du Refah, la formation de l’islam politique dont Erdogan était membre dans les années 1990. Ses premiers succès sont dus largement à la mobilisation des femmes, affirme la chercheuse. Les branches féminines du parti ont Å“uvré avec un grand dévouement, de façon extrêmement organisée et systématisée. Elles sont allées à la rencontre des femmes des quartiers pauvres, en particulier des femmes au foyer. Rien qu’à Istanbul la branche féminine revendiquait le fait qu’elle touchait 200 000 femmes par mois. Â»

La force de l’organisation tient au fait que, tout en se disant Â« féministes avec la foi Â», les responsables de l’époque n’ont pas mis en avant les problèmes religieux ou d’identité culturelle. Elles ont concentré leur argumentation sur les préoccupations quotidiennes des électrices : l’augmentation des prix, le budget familial, les violences domestiques et l’éducation des enfants. Â« A la fin des années 2000, des critiques se sont bien fait entendre au sein du parti contre la monopolisation du pouvoir par les hommes. Mais les protestations antigouvernementales de Gezi en 2013, à Istanbul, ont fait peur aux femmes conservatrices, souligne Esra Özcan. Elles ont préféré taire leurs critiques et rester fidèles à Erdogan plutôt que de risquer de tout perdre. Â»

D’autant qu’en 2013 Erdogan lève l’interdiction de porter le voile dans la fonction publique. Ce Â« paquet démocratique Â», comme il l’appelle, reste un marqueur de sa politique. Les femmes peuvent désormais toutes entrer dans la police, siéger au Parlement, s’inscrire à l’université et enseigner. A ce droit s’ajoute une large palette de politiques sociales, assorties de dispositions d’aides personnalisées que Nurten Öcal Camlibel énumère et chiffre sans barguigner : un fonds pour les veuves, l’ouverture de maisons d’accueil dans la plupart des villes, comme à Erbaa, pour les femmes victimes de violences, le versement de 2 872 livres turques (TL, environ 133 euros au cours actuel) pour les divorcées.

« Si vous êtes séparée avec des enfants, il y a un fonds mensuel doté d’un maximum de 5 800 TL distribuées par le ministère de la famille. En cas d’absence de couverture sociale, un budget est prévu et distribué par le kaymakam (sous-préfet), clé de voûte de tout le système devenu totalement clientéliste Â», précise la muhtar.

« Rien n’a changé pour nous Â»

Installée dans un des fauteuils, une jeune femme qui ne dira pas son nom lâche d’un trait : Â« Il y a eu un temps où on ne trouvait pas 100 TL à nous distribuer et puis, petit à petit, on nous a donné plus. Depuis quelques mois, à l’approche des élections, des représentants des autorités nous versent jusqu’à 1 000 TL, pour le ramadan disent-ils, pour la famille ou les enfants. Â» Elle sourit, mais elle ne dévoilera pas pour qui elle ira voter dimanche.

Fadime, elle, reçoit une petite pension. Divorcée deux fois, mère de trois enfants, elle est retournée vivre, à 38 ans, chez son père. Elle dit voter AKP, Â« comme lui, et parce que l’Etat doit aussi continuer à m’aider et me soutenir Â».

A 18 heures, le bureau s’apprête à fermer, mais la salle est encore à moitié pleine. Ayse (qui a préféré ne pas donner son nom) est venue dire bonjour. Deux enfants, un téléphone à la main, elle porte une longue robe violette et un foulard sur la tête. D’une voix calme et posée, le regard dur, elle lance : Â« On a voté pour Erdogan parce que l’on pensait sérieusement qu’il était un homme de foi et une sorte de protecteur pour nous toutes. Â» Et puis, ajoute-t-elle, l’image s’est brouillée. Ayse a commencé à voter pour le Parti d’action nationaliste (MHP), la formation ultranationaliste de Devlet Bahçeli, membre de la coalition gouvernementale, avant d’opter finalement pour l’opposition.

« Au fil des ans, on a bien vu que rien n’avait changé pour nous. Les aides sont insuffisantes et l’accès aux universités ne nous a toujours pas ouvert de portes : combien de filles diplômées s’échinent ici dans les usines textiles pour un salaire de misère, avec des conditions de travail difficiles ? Presque toutes ! Â» Elle ajoute, sur le même ton : Â« Le pire est que ce pouvoir arrête tous ceux et celles qui émettent la moindre critique, c’est inadmissible. Â» A la question de savoir si les femmes conservatrices s’apprêtent à lâcher le chef de l’Etat, Ayse répond simplement qu’elle a Â« beaucoup d’amies Â»comme elle. Sa voisine opine, avant de se lever et de quitter la pièce. Â« Pour l’électorat féminin conservateur, la situation est devenue de fait plus complexe, notamment avec l’usure du pouvoir et la crise économique Â», rappelle la chercheuse Esra Özcan.

Dehors, de l’autre côté de la voie rapide, sur le site de l’ancienne Erbaa, détruite en 1942 et où certaines maisons ont été reconstruites sans réel plan directeur, une mère de famille, à son balcon, dit voter pour Erdogan, Â« et sans hésiter Â». La cinquantaine, sûre d’elle, elle ajoute : Â« Kiliçdaroglu interdira à nouveau le voile, c’en sera fini pour nous toutes. Â» Cet Â« acquis Â», qu’elle dit devoir à Erdogan, reste au cÅ“ur de ses préoccupations.

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