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Le Figaro, le 20/09/2018
Par Delphine Minoui
REPORTAGE – Après de nombreux procès et un changement de direction, l’un des derniers quotidiens à oser critiquer Erdogan a perdu ses plumes les plus aiguisées. Cet étendard de la presse indépendante en Turquie vient de tomber.
Les uns après les autres, ils ont démissionné en plantant à contrecœur un dernier clou dans le cercueil de la presse indépendante turque. Aydin Engin, Kadri Gürsel, Erdem Gül ou encore Ozgür Mumcu, le fils d’un ancien monument du journal, assassiné dans les années 1990… Début septembre une trentaine de journalistes de Cumhuriyetont quitté en une semaine le dernier grand quotidien libéral du pays à l’issue d’un changement radical de direction et du licenciement de certains confrères.
Une peine doublement kafkaïenne: tout juste remis, pour certains, de leur incarcération pour «soutien au terrorisme», ils se retrouvent au chômage pour avoir défendu une Turquie démocratique et plurielle. «Un symbole s’effondre», souffle l’un d’eux. Il a choisi le calme discret d’un café du quartier historique Pera, autrefois prisé par Agatha Christie, pour partager sa «colère» – à condition que son nom ne soit pas mentionné. Le matin même, il a annoncé son départ sur Twitter. «Je ne peux rester une minute de plus dans ce journal !», glisse-t-il, sourcils froncés, en accusant la nouvelle équipe dirigeante d’avoir lâchement cédé aux pressions du pouvoir islamo-nationaliste.
«Pendant des années, j’ai tenté de transcrire ce que nous vivons dans ce pays sous forme de caricatures,
aujourd’hui il me semble que je suis entré dans l’une d’elles.»
Musa Kart, dessinateur vedette du journal
Les médias n’ont jamais fait bon ménage avec Erdogan. Encore moins Cumhuriyet («République» en turc). Fondé en 1924, le quotidien laïc, pur produit de l’héritage d’Atatürk, était l’une des dernières voix critiquant les dérives autoritaires du président turc. En 2015, Cumhuriyet s’était déjà retrouvé dans le collimateur d’Erdogan pour un scoop sur la livraison d’armes turques à des combattants islamistes syriens. Il en coûta des peines de prison à deux de ses journalistes, dont l’ex-rédacteur en chef, Can Dündar, aujourd’hui exilé en Allemagne.
Le véritable couperet tombe après le putsch raté du 15 juillet 2016. Des milliers de personnes sont arrêtées et des dizaines de journaux fermés. Quatre mois plus tard, douze collaborateurs de Cumhuriyetsont placés en garde à vue. Ils sont accusés de collusion avec le mouvement du prédicateur Fethullah Gülen, le cerveau présumé du coup d’État, et ennemi numéro un d’Erdogan. Pis, on leur reproche, aussi, leur «soutien» aux séparatistes kurdes du PKK et à un groupuscule d’extrême gauche. «Pendant des années, j’ai tenté de transcrire ce que nous vivons dans ce pays sous forme de caricatures, aujourd’hui il me semble que je suis entré dans l’une d’elles», ironise le dessinateur vedette, Musa Kart, lors de son arrestation.
La tragi-comédie ne fait que commencer. Confinés pour la plupart à l’isolement, les reporters attendent neuf mois derrière les barreaux avant d’être convoqués à la barre, en juillet 2017. À chaque audience, sa dose de surréalisme – et ses «acteurs», malgré eux, d’un grand théâtre de l’absurde. En tête d’affiche, le célèbre reporter Ahmet Sik, incarcéré, ironie de l’histoire, en 2011, pour un livre d’enquête dénonçant la même confrérie Gülen (alors alliée d’Erdogan), qu’il est aujourd’hui accusé de soutenir. Ou encore l’éditorialiste Kadri Gürsel, épinglé pour avoir reçu, sans y répondre, des textos issus d’une messagerie güleniste.
Les accusés sont libérés entre l’automne 2017 et le printemps 2018. Mais sous conditions : interdits de sortie du territoire turc, ils risquent entre deux et sept ans et demi de prison
Les traits tirés, les journalistes inculpés refusent de se laisser démonter. Dans la petite cour d’assises du tribunal de Çaglayan, imposante bâtisse de verre et de béton au cœur d’Istanbul, ils citent Camus et Tocqueville face à des juges «aux ordres du pouvoir» – selon l’expression d’un avocat de la défense. Ils sont nombreux, comme lui, à se relayer des mois durant pour soutenir «le dernier étendard du journalisme d’investigation». Parfois, les audiences sont délocalisées dans la prison de Silivri, où séjournent les accusés. «Une façon de nous décourager», souffle Damla Alatay, une autre avocate.
En vain: avec ses confrères du barreau d’Istanbul, elle a toujours été au rendez-vous, affrétant des bus, mobilisant la presse internationale et jouant des coudes pour faciliter l’accès du procès aux représentants du Pen Club et des associations de défense des droits de l’homme. Au terme d’un procès-fleuve, les accusés sont finalement libérés au compte-gouttes, entre l’automne 2017 et le printemps 2018. Mais sous conditions: interdits de sortie du territoire turc, ils risquent entre deux et sept ans et demi de prison, selon une condamnation prononcée le 25 avril. Quant au journal, il se retrouve pris au piège d’un chantage à peine déguisé: profitant de querelles internes entre la vieille garde kémaliste et une équipe plus libérale et progressiste à la tête de Cumhuriyet depuis 2013, la justice réclame la tenue, dans un futur proche, d’une élection du nouveau directoire.
Des menaces quotidiennes
Ces derniers mois, la torpeur de l’été en avait presque fait oublier les vieux contentieux. Dans l’enceinte ultraprotégée du journal – un dispositif sécuritaire hérité d’une autre «épreuve», celle des menaces de mort liées à la publication, en 2015, d’une caricature de Mahomet parue dans Charlie Hebdo -, chacun avait retrouvé son bureau, ses cigarettes et son crayon de reporter bien aiguisé. «Les insultes et les menaces sont notre lot quotidien. Mais je suis fière de travailler dans le dernier journal qui refuse de s’autocensurer. Je ne suis pas une journaliste d’opposition. Je suis une journaliste indépendante: si le gouvernement est accusé de corruption, je dois relayer l’information, pas parce que je suis contre Erdogan, mais parce que ça fait partie de l’actualité.
Tout comme je me dois de donner la parole à toutes les franges de la société: les femmes, les homosexuels, les minorités kurdes…», nous avait confié, le 25 juillet, la journaliste Nazan Özcan, lors d’une visite à Cumhuriyet. De bureau en bureau, l’humour masquait les petites angoisses, chacun y allant de sa blague sur les «risques du métier», à cause d’un tweet, d’une photo ou tout simplement d’un mot de trop. «Notre cas le plus absurde? Celui d’un employé de la cafétéria qui a échoué une semaine en prison pour “insulte au président”, après avoir dit un peu trop fort qu’il ne servirait pas Erdogan s’il se présentait à la rédaction», nous avait raconté Tora Pekin, l’un des avocats du journal.
En ce 25 juillet passé à Cumhuriyet, l’actualité battait son plein: un pasteur américain, lui aussi arrêté pour «gülenisme», venait d’être placé en résidence surveillée et un feu ravageur dévastait la Grèce voisine. Au dernier étage du journal, la salle des conférences de rédaction grouillait de cette effervescence propre à tous les grands quotidiens. Assis au milieu de la grande table, Murat Sabuncu, le rédacteur en chef nouvellement libéré, s’appliquait à appeler un à un ses correspondants, prenant de leurs nouvelles, débattant allégrement les sujets avec son équipe et consultant ses collègues pour choisir la titraille. «À chaque fois que je m’assieds à cette table, mes jambes ne peuvent s’empêcher de trembler», avait-il concédé à l’issue de la réunion. On ne se remet pas si facilement de 17 mois de prison: «Tous les regards sont tournés vers nous. La pression est intense. Elle est politique, mais aussi économique: nombre d’annonceurs refusent de se “griller” en nous achetant des encarts publicitaires. Mais pour rien au monde je n’abandonnerai Cumhuriyet.»
«Sacrifié sur l’autel de l’opportunisme»
Vendredi 7 septembre, c’est Cumhuriyet qui a fini par l’abandonner. À l’issue du fameux vote interne au conseil d’administration, une nouvelle équipe dirigeante, composée d’anciens responsables du quotidien, est finalement nommée. Dans la foulée, Sabuncu est remercié. «L’heure de m’en aller est venue. L’histoire en dira la raison», écrit-il dans son dernier éditorial. Signe des temps: le texte est rapidement retiré du site Internet du quotidien. Depuis, le journaliste turc décline les demandes d’interviews.
«Nous sommes sous le choc. Les nouveaux dirigeants ont sacrifié le journalisme sur l’autel de l’opportunisme et de la collaboration avec le régime. Ils s’allient avec le diable pour reprendre la main sur Cumhuriyet. Ce qui nous arrive est purement faustien», s’insurge le reporter démissionnaire rencontré au café du quartier Pera. Il pointe du doigt le nouveau directeur, Alev Coskun, connu pour être un tenant de la frange nationaliste du kémalisme. «Pendant notre procès, il n’a eu aucun remords à témoigner contre nous!», dit-il. Pour lui, cette triste «saga» se vit comme un «deuil», d’autant plus qu’elle suit de quelques mois le rachat de l’ensemble des titres du groupe Dogan (détenteur de CNN Türk et d’un autre quotidien, Hürriyet) par l’entreprise Demirören, proche du pouvoir.
«Le journalisme turc est à l’agonie. Le pouvoir ferme toutes les portes pour asphyxier la presse.»
Erol Onderoglu, correspondant de RSF en Turquie
«Le journalisme turc est à l’agonie. Le pouvoir ferme toutes les portes pour asphyxier la presse», observe Erol Onderoglu, le correspondant de RSF en Turquie, «une des plus grandes prisons au monde pour les journalistes». Entre la mort des médias indépendants et le contrôle renforcé des autorités, le pouvoir a réussi, selon lui, «à mettre la main sur plus de 80 % de la presse turque». Quant aux accusations retenues contre les reporters, elles ne cessent de se démultiplier: soutien au terrorisme, atteinte à la sécurité nationale, à la souveraineté du pays… Critiquer l’intervention turque en Syrie ou encore la mauvaise gestion économique du gouvernement est désormais passible de poursuites judiciaires. «Depuis cinq ans, on assiste à une liquidation du journalisme critique au nom du patriotisme», relève Erol Onderoglu. Une reporter de Cumhuriyet résume ainsi la situation: «J’avais pris l’habitude de me résigner, en changeant de journal dès que j’étais censurée ou licenciée. Aujourd’hui, je n’ai plus aucun média dans lequel me réfugier.»
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