Le chef de l’opposition turque a bouclé dimanche par un rassemblement de plusieurs centaines de milliers de personnes à Istanbul sa «marche pour la justice», partie d’Ankara le 15 juin, afin de protester contre l’incarcération d’un élu de sa formation. «Nous briserons les murs de la peur», a déclaré à la foule Kemal Kiliçdaroglu, le chef du Parti républicain du peuple (CHP), au terme de 25 jours de marche. «Le dernier jour de notre marche est un nouveau départ».
La foule s’étalait sur une grande esplanade en bord de mer, près de la prison de Maltepe, un quartier d’Istanbul, où est incarcéré Enis Berberoglu, un député CHP condamné à 25 ans de prison pour avoir fourni au journal d’opposition Cumhurriyet des informations confidentielles. Berberoglu est le premier député du CHP à être incarcéré dans le cadre des purges qui ont suivi le putsch avorté contre le président Recep Tayyip Erdogan, il y a un an.
Kemal Kiliçdaroglu, qui a parcouru près de 450 km sans insigne partisan et avec «Justice» comme seul mot d’ordre, a rallié une foule croissante tout au long de sa marche, attirant des milliers d’opposants au président Erdogan. Cette initiative, sans précédent en Turquie, est la plus grande manifestation de l’opposition depuis le mouvement contestataire de 2013. Selon le CHP, plus de deux millions de personnes étaient réunies dimanche soir, mais ces chiffres ne pouvaient être vérifiés dans l’immédiat. D’ordinaire, seul le président Erdogan parvient a rallier de telles foules à ses meetings. «Nous avons marché pour la justice, nous avons marché pour le droit des opprimés, nous avons marché pour les députés emprisonnés, nous avons marché pour les journalistes incarcérés, nous avons marché pour les universitaires limogés», a déclaré Kemal Kiliçdaroglu, régulièrement interrompu par les «Droits, loi, justice!» criés par la foule.
50.000 personnes arrêtées depuis un an
L’opposition en Turquie dénonce une dérive autoritaire du chef de l’Etat, notamment depuis le feu vert donné par référendum en avril à un renforcement de ses pouvoirs et depuis les purges effectuées après la tentative de putsch il y a un an: environ 50.000 personnes ont été arrêtées et plus de 100.000, dont des enseignants, des magistrats et des militaires, ont été limogés ou suspendus de leurs fonctions. La police turque a encore arrêté mercredi huit militants des droits de l’Homme, dont la directrice d’Amnesty International Turquie.
Condamnant vigoureusement la tentative de putsch faite le 15 juillet dernier par des militaires, Kemal Kiliçdaroglu a tout autant critiqué les purges opérées dans le cadre de l’état d’urgence instauré dans la foulée, qu’il qualifie de «coup d’Etat civil». «Nous avons marché parce que nous nous opposons au régime d’un seul homme», a-t-il dit dimanche. «Nous avons marché parce que le pouvoir judiciaire est sous le monopole de l’exécutif». Ce responsable politique de 68 ans avait demandé à ce que ne soient brandis au cours de ce rassemblement «que des drapeaux (turcs), des bannières réclamant la justice et des portraits d’Atatürk», le père fondateur de la République turque moderne et laïque.
«Nous avons écrit une légende»
Le gouvernement a considéré cette marche, pourtant autorisée, avec mépris. Le Premier ministre Binali Yildirim a même estimé vendredi qu’elle commençait à «devenir ennuyeuse». «Cela doit prendre fin après le rassemblement», a-t-il dit. Le président Erdogan, quant à lui, a accusé Kemal Kiliçdaroglu de se ranger du côté des «terroristes», et l’a mis en garde contre une possible convocation judiciaire. Jusqu’à 15.000 policiers ont été déployés aux abords du rassemblement pour assurer sa sécurité, selon le gouverneur d’Istanbul.
Parcourant 20 km par jour, Kemal Kilicdaroglu a reçu des soutiens relativement modestes lors des premières étapes de sa marche. Au bout de cinq jours, soit 100 km, un millier de personnes seulement marchaient à ses côtés. Mais la foule a grossi jusqu’à devenir énorme durant les derniers jours. Des membres d’autres partis d’opposition, dont le parti pro-kurde HDP, se sont joints à lui. Les soutiens de Kemal Kiliçdaroglu ont comparé cette initiative à la célèbre «marche du sel» de Gandhi en 1930 contre le pouvoir britannique en Inde. «Nous avons écrit une légende», a répété à plusieurs reprises Kemal Kiliçdaroglu. «Vous avez écrit l’Histoire».