Des mises en garde, plutôt discrètes, mais rien de plus : l’Union européenne et ses Etats membres ne veulent pas couper les ponts avec Ankara, candidate à l’adhésion et pilier de l’Otan, alors même qu’une purge sans précédent orchestrée par Recep Tayyip Erdogan, le président turc, bat son plein. Depuis l’échec du coup d’Etat, le 15 juillet, elle touche non seulement l’armée, mais aussi l’administration, la police, la justice, les universités, les médias, l’édition et maintenant, le monde des affaires. Près de 100 000 personnes ont déjà été «purgées» et 15 000 arrêtées…

 

Pourtant, tant à Bruxelles que dans les capitales européennes, on considère qu’Erdogan n’a pas commis l’irréparable, chacun notant qu’il bénéficie du soutien d’une majorité de son peuple et que l’opposition est même prête à lui accorder le régime présidentiel dont il rêve. «Le débat sur l’adhésion de la Turquie à l’Union viendra, mais plus tard», affirme un proche de François Hollande. «L’essentiel, c’est que nos intérêts, au sens le plus brutal, soient préservés, analyse-t-on à Bruxelles. Et pour l’instant, ils le sont.» «L’équilibre à trouver n’est pas évident, admet un conseiller du chef de l’Etat français. L’Union doit bien sûr réagir, puisque ce qui se passe là-bas n’est pas acceptable, mais on doit le faire sans oublier que nous avons besoin de la Turquie, notamment pour qu’elle continue à contenir le flux de réfugiés et de migrants», comme elle le fait depuis l’accord conclu en mars.

«Sur une ligne de crête»

De fait, Erdogan dispose là d’un instrument de chantage à l’égard des Européens : s’ils vont trop loin dans la condamnation de sa politique, il n’hésitera pas à rouvrir les vannes. Avec les problèmes de sécurité que cela pourrait poser à l’Union, qui redoute une infiltration des routes migratoires par des jihadistes. Il se sait en position de force : «Certains nous donnent des conseils. Ils se disent inquiets. Mêlez-vous de vos affaires !» a-t-il ainsi lancé vendredi. «Le risque est élevé», a reconnu Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, samedi dans un entretien au quotidien autrichien Kurier : «Jusqu’ici, le succès de l’accord est fragile. Le président Erdogan a déjà laissé entendre à plusieurs reprises qu’il voulait le remettre en cause.» Auquel cas, «nous pouvons alors nous attendre à ce que les migrants recommencent à venir en Europe», prédit Juncker.

 

A Paris, on a conscience d’être «sur une ligne de crête». Elément de complexité supplémentaire : les «tendances autoritaires à l’œuvre dans plusieurs pays de l’Union, en Pologne et même en France, rendent délicates une condamnation franche des dérives d’Erdogan», soupire un diplomate français. Les pressions européennes sont donc soigneusement dosées, et augmentent au fur et à mesure que la répression prend de l’ampleur. Dès le 16 juillet, Federica Mogherini, la cheffe de la diplomatie de l’Union, a appelé «à la retenue et au respect des institutions démocratiques». Une mise en garde répétée par les vingt-huit ministres des Affaires étrangères deux jours plus tard : «Nous devons être vigilants pour que les autorités turques ne mettent pas en place un système politique qui se détourne de la démocratie», a martelé Jean-Marc Ayrault, le patron du quai d’Orsay.

 

Le 22 juillet, lors de l’instauration de l’état d’urgence en Turquie, Federica Mogherini et Johannes Hahn, le commissaire européen chargé de l’élargissement, ont un peu haussé le ton, qualifiant l’extension de la purge à l’enseignement, à la justice et aux médias «d’inacceptable» :«Nous appelons les autorités turques à respecter en toutes circonstances l’état de droit, les droits de l’homme et les libertés fondamentales, y compris le droit à un procès équitable.»

 

Pour augmenter la pression face à des purges qui «dépassent toute mesure», comme l’a dénoncé le 28 juillet le ministre des Affaires étrangères allemand, Frank-Walter Steinmeier, certains évoquent publiquement un «gel» des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union, qui progressent pourtant déjà à une lenteur d’escargot depuis 2005. A l’instar de l’Autrichien Johannes Hahn, qui a reconnu vendredi que c’était «une question légitime que je me pose très souvent, pour ne pas dire quotidiennement».

La peine de mort, ligne rouge

Steffen Seibert, porte-parole de la chancelière allemande, Angela Merkel, a été un peu plus loin en estimant que «dans les circonstances actuelles, il n’est pas pensable d’ouvrir de nouveaux chapitres de négociations»avec la Turquie (16 sur 35 sont ouverts). «En réalité, il n’y a plus rien à ouvrir, tempère-t-on à Paris. Pour entamer de nouveaux chapitres de négociations, comme sur l’énergie, la concurrence, le droit social, les marchés publics, il faudrait soit que la Turquie reconnaisse Chypre, soit qu’elle fasse des réformes. C’est seulement si elle le fait qu’on aura à se poser la question de l’opportunité de poursuivre ou non.» En clair, ce n’est pas demain la veille.

 

En réalité, la vraie ligne rouge, celle qui aboutirait à une rupture, serait le rétablissement de la peine de mort, abrogée en 2004, comme Erdogan envisage de le faire au nom de la «volonté du peuple». Dès le 18 juillet, Steffen Seibert avait prévenu que cela signerait «la fin des négociations d’adhésion». «Si Erdogan va jusque-là, l’Union n’aura plus aucune marge de manœuvre», reconnaît-on à la Commission, puisque l’abandon de la peine de mort fait partie des conditions mêmes pour ouvrir des négociations.

 

«Dans ce cas, c’est Erdogan qui décrétera lui-même la fin du processus», analyse un conseiller du chef de l’Etat français. «S’il va encore plus loin dans la répression, on n’aura pas d’autre choix que d’abandonner ces négociations puisqu’il ne respecterait plus les critères de Copenhague sur l’Etat de droit, ajoute un diplomate européen. Mais pour l’instant, on peut continuer avec cette fiction d’un processus d’élargissement en cours.»

«Un cadre bien pratique»

Car cet élargissement, épouvantail pour l’extrême droite et une partie de la droite européenne, est largement «fictif», rappelle ce bon connaisseur du dossier : «L’élargissement n’interviendra pas avant très très longtemps. Il nous fournit simplement un cadre bien pratique qui convient à tout le monde. Ce qui se joue avec la Turquie, c’est bien autre chose : la question des réfugiés et des migrants ; celle de la sécurité et de l’équilibre régional, Ankara étant désormais notre allié pour la question syrienne [la base d’Incirlik, dans le sud de la Turquie, est utilisée par des avions de la coalition internationale pour mener des frappes contre l’Etat islamique en Syrie, ndlr] ; nos intérêts économiques, la Turquie étant une partie de notre marché intérieur ; la modernisation de la société turque afin de ne pas laisser le champ libre à Erdogan. Ces intérêts au sens dur du terme se portent plutôt bien et ils ne sont pas remis en cause par la répression actuelle.» Bref, abandonner là ce pays à son sort serait la pire des solutions. Pour la Turquie et pour l’Union.

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