«C’est une nuit dramatique que l’on vient de vivre, un coup d’Etat civil contre notre parti, contre la démocratie.» Ebranlé, Nazmi Gür peine à trouver ses mots. Dans la nuit de jeudi à vendredi, vers 2 heures du matin, plusieurs de ses collègues députés du Parti démocratique des peuples (HDP), la formation de gauche prokurde, ont été arrêtés lors d’une vaste opération de police à travers toute la Turquie. En tout, 11 élus du parti d’opposition – sur 59 – ont été placés en garde à vue.

 

Malgré des réseaux sociaux et des systèmes de messagerie bloqués, les images des violentes opérations policières ont fait le tour du pays. Elles montrent un impressionnant dispositif de forces de l’ordre qui vient perquisitionner les bureaux du HDP à Ankara. On y voit également Idris Baluken, le patron du groupe parlementaire, qui enrage face aux policiers venus le cueillir : «Enlevez vos mains de moi, je représente des milliers de voix.» Même colère pour Figen Yüksekdag, coleader du HDP, arrêtée dans son appartement ankariote. Selahattin Demirtas, l’autre coprésident du parti kurde, tweete quelques instants avant d’être interpellé chez lui, à Diyarbakir, principale ville du sud-est de la Turquie (région à majorité kurde) : «La police est devant ma porte avec un mandat pour m’arrêter de force.»

 

La justice turque accuse les élus du HDP d’entretenir des liens avec le Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, une organisation (considérée comme un groupe terroriste par les Etats-Unis, l’UE et la Turquie) en guerre contre Ankara depuis le milieu des années 80. Des rebelles kurdes qui, depuis la fin du cessez-le-feu à l’été 2015, multiplient les attaques et attentats contre les forces de sécurité : ils ont fait près de 700 morts en plus d’un an. Et vendredi matin, quelques heures à peine après la vague d’arrestations, une attaque à la voiture piégée attribuée au PKK a secoué le centre-ville de Diyarbakir. La charge d’une tonne d’explosifs, placée près d’un bâtiment de la police, a fait au moins neuf morts (dont six civils) et une centaine de blessés.

Plaidoyer

Les gardes à vue de la nuit de jeudi à vendredi seraient justifiées, selon la progouvernementale agence Anadolu, par le refus jusqu’au-boutiste des élus HDP de se présenter devant un juge pour répondre de leur supposé soutien au PKK. «Ils ne sont pas venus ; quelle solution reste-t-il ? Le seul moyen, c’était de les faire venir par la force», résumait cyniquement vendredi matin le ministre turc de la Justice, Bekir Bozdag.«Bien sûr qu’on s’y attendait ! dit Nazmi Gür, cadre du HDP. Après les purges contre les gulénistes, Erdogan voulait s’attaquer à nous, les Kurdes», en référence aux milliers de personnes arrêtées ou démises de leur fonction dans les institutions turques pour leurs liens – supposés – avec le mouvement de Fethullah Gülen, accusé par Ankara d’être le cerveau du coup d’Etat du 15 juillet. Tout comme la confrérie guléniste, la formation politique kurde est considérée comme une menace existentielle pour le pouvoir du Président, Recep Tayyip Erdogan.

 

Dès juin 2015, l’entrée fracassante du HDP au Parlement (avec 13,5 %) va priver le parti islamo-conservateur du leader turc, l’AKP, d’une majorité pourtant trustée sans partage depuis 2002. De surcroît, la formation prokurde empêche l’AKP de disposer de la majorité absolue et bloque le projet de changement constitutionnel tant voulu par un chef d’Etat en quête d’un régime présidentiel aux pouvoirs renforcés. Contrarié, Erdogan va alors s’employer à affaiblir le HDP en l’accusant – alors qu’une quasi-guerre civile fait rage dans le Sud-Est – d’être «l’extension du PKK au sein du Parlement». «Il cherche ainsi à décrédibiliser le parti aux yeux des électeurs», souligne Ahmet Insel, politologue turc.

 

Mais de son côté, Selahattin Demirtas, brillant avocat de métier, a lancé un vibrant plaidoyer en faveur de l’autonomie des régions kurdes à l’hiver 2015 : «Durant des périodes comme celle-ci, notre peuple doit décider s’il veut vivre dans une dictature ou dans la liberté et s’il veut vivre sous la tyrannie d’un homme ou dans une société autonome.» Une déclaration de guerre dans une Turquie chauffée à blanc par le jeu nationaliste de l’AKP. «Un crime constitutionnel» que le HDP et ses leaders devront payer, menacera même Erdogan. Le 20 mai, la machine répressive contre le mouvement kurde est lancée. A la majorité, les députés turcs votent la levée de l’immunité parlementaire d’une centaine d’élus. La quasi-totalité des 59 membres du HDP sont concernés : leur destin politique est désormais entre les mains de la justice.

«Sellette»

Mais la répression s’abattra d’abord sur les élus du DBP, la branche locale du HDP. Ces dernières semaines, le pouvoir turc s’est attaqué en priorité aux municipalités prokurdes : vingt-quatre maires du Sud-Est – certains élus avec plus de 80 % des voix – sont démis de leurs fonctions et remplacés manu militari par des préfets inféodés à Ankara. Diyarbakir, la «capitale» kurde au million d’habitants, voit ainsi Gültan Kisanak, égérie du mouvement politique kurde, déchue et jetée en prison. Une destitution vécue comme une humiliation par une partie de la population. Des heurts éclatent. «Il faut aller dans la rue», appelle donc à nouveau Nazmi Gür, conscient que l’avenir de son parti tout entier est sur la sellette. «Le soir du coup d’Etat, Erdogan a eu le droit d’appeler ses soutiens. Nous aussi nous devons pouvoir le faire mais pacifiquement. L’AKP ne veut faire entendre qu’une seule voix, nous devons résister à cela», déclare l’élu HDP.

 

Malgré la peur de la répression, l’appel est en partie entendu, notamment dans les quartiers kurdes des villes de l’ouest de la Turquie : à Istanbul, à Ankara, à Antalya, à Izmir, où des partisans font face aux policiers.

Flottement

Si certains députés du HDP, comme le cinéaste et élu d’Ankara Sirri Süreyya Önder ont été pour l’instant relâchés, les autres parlementaires, eux, restaient vendredi soir derrière les barreaux. Des arrestations qui décapitent le HDP mais qui ne devraient pas pour autant chambouler la vie parlementaire turque. «Erdogan va sûrement continuer à profiter de ce flottement politique plutôt que d’appeler à de nouvelles élections,avance le politologue Ahmet Insel. D’autant que l’AKP n’est pas certain de pouvoir remplacer électoralement les députés HDP déchus par ses propres hommes.» Dans ce cas de figure, le ponte du HDP Nazmi Gür se persuade encore malgré tout : «S’il y a des élections, je vous promets qu’on en sera.»

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