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Joschka Fischer
Le Temps –Â 06/11/2014
Alors que le Moyen-Orient se recompose, deux gagnants se dégagent, analyse Joschka Fischer, l’ancien ministre allemand des Affaires étrangères. Ce sont les Kurdes qui ont gagné une nouvelle légitimité et l’Iran devenue incontournable à toute solution des crises dans la région.
« La guerre est mère de toute chose », disait le philosophe grec Héraclite. A la vue des événements sanglants – véritablement barbares – du Moyen-Orient (notamment en Irak et en Syrie), on est tenté d’adhérer à cette idée, même si elle ne semble plus avoir sa place dans le monde postmoderne de l’Europe d’aujourd’hui.
Les victoires militaires de l’Etat islamique en Irak et en Syrie n’alimentent pas seulement une catastrophe humanitaire, mais remettent en question les alliances existantes et les frontières des pays de la région. Un nouveau Moyen-Orient est en train d’émerger, qui est déjà très différent de l’ancien, en raison d’une part de l’importance croissante des Kurdes et de l’Iran, et d’autre part de la baisse d’influence des puissances sunnites de la région.
Le Moyen-Orient n’est pas seulement confronté au risque de la victoire d’une force qui a recours aux meurtres de masse et à l’esclavage (celui des femmes et des petites filles Yézidies par exemple) pour atteindre ses objectifs stratégiques, mais également à l’effondrement de l’ordre ancien de la région tel qu’il existait depuis la fin de la Première Guerre mondiale et au déclin des puissances stabilisatrices du Moyen-Orient.
La faiblesse politique de ces puissances – qu’il s’agisse d’acteurs au niveau mondial comme les Etats-Unis, ou régional comme la Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite – a conduit à un renversement des rôles étonnant dans la dynamique du pouvoir dans la région. Les Etats-Unis et l’Union européenne considèrent encore le parti indépendantiste PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) comme une organisation terroriste (dont le fondateur, Abdullah Öcalan, est emprisonné en Turquie depuis 1999); mais, semble-t-il, seuls les combattants du PKK ont la volonté et la capacité de stopper l’avancée de l’Etat islamique. C’est pourquoi le sort des Kurdes est devenu une question brûlante en Turquie.
La Turquie est membre de l’OTAN, et toute violation de son intégrité territoriale pourrait déclencher la clause de défense mutuelle du Traité de l’Atlantique Nord. La question kurde est susceptible de se transformer en un conflit très étendu, car la création d’un Etat kurde menacerait également l’intégrité territoriale de la Syrie, de l’Irak et probablement de l’Iran.
Néanmoins, en se battant pour leur vie contre l’Etat islamique, les Kurdes ont gagné une nouvelle légitimité. Lorsque les combats cesseront, ils n’abandonneront pas leur ambition nationale – et la menace mortelle qui pèse sur eux sera toujours présente. Ce n’est pas seulement l’unité et le courage des Kurdes qui ont augmenté leur prestige; ils deviennent de plus en plus un facteur de stabilité et un partenaire de confiance pour l’Occident dans une région qui manque de l’un et de l’autre.
Aussi l’Occident est-il confronté à un dilemme: étant donné sa réticence à engager ses propres troupes au sol dans une guerre dont il sait qu’il doit l’emporter, il devra fournir des armes sophistiquées aux Kurdes – non seulement à la milice Peshmerga kurde du nord de l’Irak, mais aux autres groupes kurdes. Cela ne plaira ni à la Turquie, ni à l’Iran, c’est pourquoi l’Occident, la communauté internationale et les pays concernés devront s’engager résolument et faire preuve de beaucoup de savoir-faire diplomatique pour résoudre la question kurde.
L’Iran pourrait être le grand gagnant régional. Son influence en Irak et en Afghanistan a augmenté considérablement du fait de la politique américaine du président George W. Bush. L’Iran joue un rôle important dans le conflit israélo-palestinien et au Liban, et sa coopération est essentielle pour parvenir à une solution durable en Irak et en Syrie.
Il est impossible de court-circuiter l’Iran dans la recherche de solutions à la myriade de crises de la région. Dans le combat contre l’Etat islamique, même une coopération militaire limitée entre les Etats-Unis et l’Iran n’est plus totalement exclue.
La principale question stratégique ne se résoudra cependant pas sur les champs de bataille de la région, mais lors des négociations sur le programme nucléaire iranien. Si l’on parvient à un compromis (ou simplement à un prolongement à court terme de l’accord provisoire actuel, avec la perspective de parvenir à un accord final), le rôle régional de l’Iran se renforcera et sera plus constructif. Mais cette conclusion reste des plus incertaines.
Le problème nucléaire inclut une autre question importante sous-jacente: les relations de l’Iran avec Israël. C’est au Liban, à la frontière nord d’Israël, que se trouve le Hezbollah, le premier partenaire de l’Iran dans la région. Or, puissamment armé par l’Iran, le Hezbollah n’est pas revenu sur son engagement de détruire Israël. Et malheureusement cette situation ne paraît pas devoir beaucoup évoluer.
Le nouveau Moyen-Orient sera à la fois davantage chiite et iranien et davantage kurde, ce qui le rendra encore plus compliqué. Les anciennes alliances et les vieux conflits n’apparaîtront plus aussi évidents que dans le passé – même s’ils se prolongent.
Le Moyen-Orient restera le baril de poudre de la planète au XXIe siècle. Bien que ce soit souhaitable pour tout le monde, il sera difficile de le stabiliser – il y faudra sans doute une combinaison complexe de moyens militaires et diplomatiques. Et probablement aucune grande puissance ne pourra y parvenir à elle toute seule.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz. © Project Syndicate, 2014.
* Joschka Fischer a été ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier de l’Allemagne de 1998 et 2005. Il a été le leader des Verts allemands pendant près de 20 ans.
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