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Le Monde, le 08/06/2015
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Le président turc Recep Tayyip Erdogan dans un bureau de vote d’Istanbul, le 7 juin. Le président turc Recep Tayyip Erdogan dans un bureau de vote d’Istanbul, le 7 juin. Lefteris Pitarakis / AP
Les législatives du 7 juin en Turquie sont un sérieux revers pour le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) qui, pour la première fois depuis 2002, perd la majorité absolue au Parlement. Avec 40,7 % des suffrages, soit 258 députés sur 550, l’AKP reste le premier parti politique du pays, mais sa chute est cinglante.
Pour la première fois en treize ans, les islamo-conservateurs vont être contraints de former un gouvernement de coalition. Ils ne régneront plus en maîtres absolus sur le pays. « Si Dieu le veut, la décision de la nation est la bonne », a déclaré le premier ministre, Ahmet Davutoglu, à l’annonce des résultats. Le président, Recep Tayyip Erdogan, ne s’est pas exprimé.
La banque centrale intervient pour endiguer l’effondrement de la monnaie turque
Le revers essuyé par le Parti de la justice et du développement (AKP) du président Recep Tayyip Erdogan a vivement ébranlé la Bourse d’Istanbul qui a chuté de 8 % à l’ouverture, lundi 8 juin. La banque centrale de Turquie a annoncé dans la foulée qu’elle baissait ses taux appliqués aux dépôts en devises à une semaine alors que la livre turque atteignait son niveau le plus bas face au dollar et à l’euro.
Le cours de la livre turque a perdu environ 4 % face aux deux autres devises. Les taux seront donc abaissés de 4 à 3,5 % à partir de mardi 9 juin pour le dollar, et de 2 à 1,5 % pour l’euro. Après l’annonce de cette mesure, la livre turque s’échangeait à 2,76 dollars (-3,75 %) et 3,08 euros (-4 %).
Le tableau des résultats par région montre combien la désaffection est grande, en premier lieu dans les régions kurdophones de l’Est et du Sud-Est, mais aussi sur toutes les côtes (Marmara, Méditerranée, Egée) où le vote en faveur de l’AKP a reculé par rapport aux législatives de 2011.
Avant tout, il s’agit d’un revers pour M. Erdogan, qui se voyait déjà en hyperprésident. En mettant son projet de « sultanat » au centre des législatives, il en a fait un référendum sur sa personne. La réponse de l’électorat est sans appel. Il imaginait avoir 400 députés de l’AKP au Parlement ? Il ne les a pas. Il rêvait de modifier la Constitution pour renforcer son pouvoir ? Il ne le pourra pas. Non seulement son projet de super-présidence est mort-né mais son étoile a considérablement pâli.
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Autoritarisme sans limite
En se jetant à corps perdu dans la campagne — en dépit de la neutralité due à la fonction présidentielle — en polarisant la société dans ses discours (laïcs contre religieux, sunnites contre alévis, Kurdes contre Turcs) M. Erdogan a perdu l’adhésion d’une bonne partie de son électorat. On est loin du Tayyip de 2002, qui captait l’attention des foules en parlant de pluralisme, de liberté et de réformes. En 2015, les mots « complot » « terrorisme » et « structure parallèle » sont au centre de chacun de ses discours.
Son autoritarisme est sans limites. La presse, la justice, la police ont été placés sous son étroit contrôle. Engagé, depuis décembre 2013, dans une vaste purge contre la confrérie de son ancien mentor, l’imam Fethullah Gülen, exilé aux Etats-Unis, il a fait muter, destituer ou arrêter policiers, juges et procureurs.
Un journaliste émet une critique ? Il est brimé, au mieux licencié, au pire accusé de « terrorisme » ou de « complot contre l’Etat ». Une vidéo qui ne lui plaît pas court sur YouTube ou Twitter ? Il les fait bloquer. Ses opposants sont des « traîtres » et M. Demirtas, le chef du Parti démocratique du peuple (HDP), qui lui a fait de l’ombre pendant toute la campagne, est un « athée ».
Poussée à son paroxysme lorsqu’il s’est installé dans un palais de plus de 1 000 pièces à Ankara après son élection à la présidence en août 2014, sa folie des grandeurs lui a valu le surnom de « sultan ». La création d’une garde présidentielle en costumes dignes de la série Game of Thrones a ajouté le ridicule à la mégalomanie.
Jusque-là , les Turcs avaient tout avalé, y compris les révélations de corruption qui avaient éclaboussé en décembre 2013 son entourage familial et son gouvernement — M. Erdogan était alors premier ministre. Une conversation malheureuse avec son fils, Bilal, incapable de « remettre les compteurs à zéro » (faire disparaître le liquide) au moment où des perquisitions menées chez les fils de plusieurs ministres avaient révélé des boîtes à chaussures remplies de devises, laissa un goût amer à ceux qui croyaient en la blancheur immaculée du parti « AK » (en turc ak veut dire « blanc, propre »).
Mais cela n’empêcha pas le « parti de l’ampoule » (le symbole de l’AKP) de remporter haut la main les municipales de mars 2014 et son chef historique la présidentielle d’août 2014. En revanche, lorsqu’il s’est agi de donner à M. Erdogan les pleins pouvoirs, les électeurs ont dit non. Piégée par son rêve de grandeur, l’étoile filante de la scène politique turque a été stoppée dans son ascension par les urnes.
Tournant dans l’histoire du pays
Et si 88 % des électeurs se sont déplacés pour aller voter, ça n’était pas tant pour élire leurs députés que pour dire non aux visées autocratiques du chef historique de l’AKP. Mission accomplie, puisqu’il n’a pas d’autre perspective que de retourner à son rôle de président sans grands pouvoirs, comme le stipule l’actuelle Constitution.
« C’est le triomphe de la paix sur la guerre, de la modestie sur l’arrogance, de la responsabilité sur l’irresponsabilité », a déclaré Sirri Süreyya Önder, député du HDP, dès l’annonce des résultats, dimanche soir. En remportant 79 sièges, la petite formation kurde de gauche a brisé net le rêve du chef historique de l’AKP. Tout s’est joué sur ces voix-là .
En Turquie, le seuil nécessaire pour qu’un parti soit représenté au Parlement est de 10 %. Le pari était risqué pour le HDP car en cas d’échec, il aurait favorisé son adversaire, ses voix étant automatiquement portées au crédit de l’AKP, selon le système proportionnel en vigueur.
L’entrée d’un parti pro-kurde au Parlement marque un tournant dans l’histoire du pays. Elle a été possible grâce à Selahattin Demirtas, un avocat charismatique de 42 ans, qui l’a habilement conduit à ce succès. Sous l’impulsion de cet ancien militant des droits de l’homme, né dans une famille kurde modeste d’Elazig, dans l’est du pays, le HDP a estompé son aspect pro-kurde, prenant ses distances avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit en Turquie) pour élargir sa base aux déçus du « tayyipisme ».
Bon tribun, doté d’un solide sens de l’humour, M. Demirtas, qui avoue « repasser ses chemises », s’est imposé comme le porte-parole d’une autre Turquie, celle des minorités ethniques et religieuses, des femmes, des homosexuels, des écologistes. Sa victoire est aussi un puissant message à l’adresse du PKK, indiquant qu’il est temps de penser aux élections et d’oublier les armes.
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