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Le Monde, le 09/09/2020
Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
La visite en Turquie du président de la Cour européenne des droits de l’homme, qui n’a pas évoqué publiquement les violations des droits humains dans le pays, a provoqué la colère des internautes et des représentants de la société civile.
LETTRE D’ISTANBUL
En visite en Turquie, du jeudi 3 au samedi 5 septembre, Robert Spano, le président de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), en est reparti avec un diplôme, un doctorat honoris causa, qui lui a été décerné vendredi par l’Université d’Istanbul. Cette distinction a laissé un goût amer aux représentants de la société civile, affligés par ce qu’ils perçoivent comme un soutien au régime de la part du premier juge européen, censé pourtant être le garant de la CEDH, laquelle est régulièrement bafouée par la Turquie.
Appréciée du gouvernement, sa visite a provoqué la colère de nombreux internautes, excédés par sa décision de ne pas rencontrer de personnalités de l’opposition, de militants des droits de l’homme, de familles des prisonniers d’opinion. « Honte ! », « Scandale ! », « Déshonneur ! », ont fusé sur Twitter où le mot dièse #SpanoResign (#SpanoDémission) a fait son apparition. « L’homme a détruit en trois jours une réputation de trente ans », s’est ému le journaliste Can Dündar dans un tweet.
3 000 condamnations
Des commentateurs avaient imaginé que le juge européen profiterait de sa tournée pour faire passer un message de fermeté. D’autant que la Turquie est un client régulier de la CEDH, avec plus de 3 000 condamnations à son actif depuis 1959. Depuis la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, la situation n’a fait qu’empirer. La justice a perdu son vernis d’indépendance, ses décisions sont devenues arbitraires. Dans les prisons et les commissariats, la torture a refait son apparition. Ces abus ont été récemment documentés par le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT).
Mais dans l’enceinte de la vieille université stambouliote, M. Spano a pris soin d’esquiver les sujets qui fâchent. Son discours, prononcé face à un public trié sur le volet – pas d’étudiants, pas de journalistes –, ressemblait à un cours d’éducation civique pour élèves du secondaire. « La société ne peut progresser sans l’engagement critique de ses citoyens » ou encore « chaque être humain doit pouvoir penser librement pour s’épanouir et grandir ».
Pas un mot sur les quelque 6 000 universitaires limogés sur décret après le coup d’Etat manqué. « Qu’est-il venu faire à l’université d’Istanbul, où près de 200 enseignants ont été limogés de façon arbitraire ? », fulmine l’essayiste Mehmet Altan, qui a enseigné pendant trente ans au sein de cette même université avant d’avoir été démis de son poste au moment des grandes purges contre les intellectuels, entre 2016 et 2017.
L’intellectuel au visage débonnaire se demande ce qui se passera, « le jour où le dossier des universitaires arrivera devant la Cour, le juge Spano apparaîtra comme celui qui a reçu une récompense de la partie mise en accusation ».
« Criminels de la pensée »
Dans la lettre ouverte qu’il lui a adressée avant sa visite, Mehmet l’avait prévenu. « Les personnes qui vous offrent ce diplôme sont celles qui nous ont démis, moi et mes collègues. » Il ne comprend pas l’intérêt « de devenir membre honoraire d’une institution qui a condamné des centaines d’universitaires au chômage et à la pauvreté en les virant de manière injuste ». La lettre a été publiée par des médias turcs et étrangers, Mehmet espère « une prise de conscience » en Europe.
Intellectuel respecté en Turquie, l’homme a vécu dans sa chair le tournant autoritaire imposé par le président, Recep Tayyip Erdogan, au pays après le coup d’Etat raté. Plus de 55 000 personnes ont été arrêtées, près de 160 000 fonctionnaires ont été limogés, parmi eux figuraient plus de 4 000 juges et magistrats.
Mehmet a passé deux ans derrière les barreaux, victime d’un véritable acharnement judiciaire. Son dossier d’accusation ne tenait pas debout, la Cour de cassation a fini par déclarer que les charges contre lui étaient insuffisantes. Mais une fois libéré, son poste d’enseignant ne lui a pas été rendu pour autant. « J’attends toujours… »
Ahmet Altan, son frère, attend lui aussi. Voici quatre ans que cet écrivain de renom, condamné à une peine de prison à perpétuité, purge sa peine à la prison de haute sécurité de Silivri. Classé par la CEDH dans la catégorie des « procédures accélérées », son dossier est toujours en cours d’examen par les juges de Strasbourg. Incarcérés sans preuves depuis plus de trois ans, le mécène Osman Kavala et le leader kurde Selahattin Demirtas attendent eux aussi d’être libérés, conformément aux décisions prises par la CEDH. Des arrêts que les autorités turques se refusent à appliquer.
Plus généralement, les prisons du pays regorgent de « criminels de la pensée », comme dans 1984, le roman dystopique de George Orwell. Près de 100 000 Turcs sont ainsi sous le coup d’enquêtes judiciaires pour « insulte au chef de l’Etat ». Ils risquent une peine maximale de quatre années de prison.
Flagornerie
M. Spano a-t-il évoqué ces abus lorsqu’il a été reçu pendant 45 minutes par le président Erdogan au palais de Bestepe à Ankara ? La teneur des entretiens n’a pas été révélée en détail. Erol Önderoglu, le représentant de Reporters sans frontières (RSF) en Turquie, veut croire qu’il en a profité pour « parler vrai ».
A l’université d’Istanbul, là où l’audace était attendue, le juge italo-islandais a fait assaut de flagornerie. C’est « au nom de la liberté académique », qu’il a accepté sa distinction, sous le regard attentif de sa collègue et « amie proche », la juge Saadet Yüksel. Représentante de la Turquie à la CEDH, elle est aussi professeure associée à l’université d’Istanbul où elle a fait une partie de ses études.
Dans son discours, M. Spano l’a remerciée chaleureusement pour son rôle « dans l’organisation de la visite ». La sémillante juge a un carnet d’adresses bien garni. Son frère, Cuneyt, un ancien député de l’AKP, le parti présidentiel, est un juriste chevronné, formé lui aussi à l’université d’Istanbul. Originaires de Mardin, au sud est du pays, le frère et la sœur ont fait les honneurs de la région à leur hôte. A cette occasion, M. Spano a appris du gouverneur de la province, Mahmut Demirtas [sans lien avec Selahattin Demirtas, ancien coprésident du Parti démocratique des peuples/HDP], que « les droits et les libertés occupent une place centrale » dans la région.
Ahmet Türk, le maire déchu de la ville de Mardin, aurait pu aider le juge à y voir plus clair. Figure du mouvement kurde, il aurait pu lui raconter comment, après avoir été réélu démocratiquement aux municipales de mars 2019, il a été privé de son mandat cinq mois plus tard sur injonction du ministère de l’intérieur, pour être remplacé par un administrateur nommé par le gouvernement.
Mais Robert Spano n’a pas jugé bon de le rencontrer. Son programme était trop chargé.
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