Ce sont surtout des mots, mais ils sonnent fort. Le président turc est un homme du verbe, un tribun aux accents populistes qui mêle mots de la rue et langage de la mosquée. Au risque de réveiller les vieux démons de l’histoire de son pays, il se plaît désormais volontiers à évoquer les « frontières du cœur » de la Turquie qui, bien au-delà de ses limites actuelles, incluent des terres et des villes jadis ottomanes. « Pour nous, il ne s’agit pas d’autres mondes, mais de morceaux de notre âme », lançait ainsi fin octobre Recep Tayyip Erdogan, évoquant aussi bien la Crimée que la Syrie, la Thrace occidentale ou la Bosnie. Dans un discours antérieur, il parlait de sa tristesse devant la perte d’îles grecques de la mer Egée situées « à portée de voix et d’où l’on entend le coq chanter ».
« Chaque conflit dans la région a été conçu il y a un siècle », répète souvent le président turc, qui pourfend « les nouveaux Lawrence [d’Arabie] » cherchant à déstabiliser la région. Lui-même pourtant joue les boutefeux, n’hésitant pas à critiquer publiquement le traité de Lausanne, qui, en 1923, reconnaissait la Turquie dans ses frontières actuelles, entérinant les victoires militaires et surtout politiques de Mustafa Kemal, qui venait d’éviter le dépeçage prévu par le précédent traité de Sèvres. Le traité de Lausanne n’en actait pas moins d’importantes pertes territoriales, dont celles de Kirkouk et de Mossoul, deux villes situées dans l’Irak d’aujourd’hui. D’où les critiques traditionnelles de la droite musulmane ou ultranationaliste qu’Erdogan reprend à son compte.
 » Un nouveau sultan «Â
Ce discours est avant tout à usage politique interne. Alors que l’économie turque patine et que les investisseurs occidentaux se méfient de plus en plus d’un pays dont ils perçoivent la grande fragilité depuis le coup d’Etat raté de juillet, Recep Tayyip Erdogan se lance dans une fuite en avant.  » Il se voit comme un nouveau sultan et se sent investi d’une double mission : redonner à l’islam toute sa place en Turquie et rendre à la Turquie, héritière de l’Empire ottoman, son rang dans le monde « , résume Cengiz Çandar, politologue et éditorialiste de renom qui fut l’un de ses conseillers dans ses premières années au pouvoir après novembre 2002, quand le leader de l’AKP aimait à se poser en libéral pro-européen, utilisant les réformes imposées par Bruxelles afin de mettre hors-jeu l’armée et la haute bureaucratie kémaliste.
Mais, même si elle était au début plus discrète, cette thématique  » néo-ottomane  » lui a toujours été chère. Elle était mise en avant depuis longtemps par l’universitaire Ahmet Davutoglu, qu’il appelait respectueusement  » hodja  » (maître).  » Nous nous sommes toujours opposés à Sykes-Picot, parce que -Sykes-Picot a divisé notre région et éloigné nos villes les unes des autres « , expliquait au printemps, peu avant d’être limogé, Davutoglu, qui fut conseiller d’Erdogan pour la politique étrangère, puis chef de sa diplomatie, et enfin son premier ministre.  » Pourquoi la Turquie ne pourrait-elle pas, elle aussi, redevenir leader dans les anciens territoires ottomans, dans les Balkans, au Proche-Orient, en Asie centrale ? « , théorisait-il de longue date, prenant l’exemple du Commonwealth britannique. Cette diplomatie d’ouverture à la région  » zéro problème avec les voisins  » semblait avoir le vent en poupe au début des  » printemps arabes « , en 2011, quand la Turquie apparaissait comme un modèle mêlant islam, démocratie et dynamisme économique. Elle se fracassa sur la guerre civile syrienne et la polarisation du Proche-Orient entre camps chiite et sunnite.
 » Nous espérions que Bachar-Al-Assad serait un Gorbatchev, il s’est révélé être un Milosevic « , -expliquait Ahmet Davutoglu à l’automne 2011, justifiant ainsi l’engagement croissant de son pays aux côtés de l’opposition syrienne dominée par les Frères musulmans syriens. Malgré les demandes d’Ankara, les Etats-Unis se refusèrent aussi bien à créer, au nord de la Syrie, une  » zone d’exclusion aérienne « , où l’opposition et les civils pourraient trouver refuge, qu’à mener des frappes contre le régime, même après que ce dernier eut utilisé, à l’été 2013, l’arme chimique contre sa propre population. Ankara n’hésita pas, dès lors, à aider des groupes salafistes et djihadistes en Syrie. Parallèlement, la Turquie a combattu de plus en plus intensément la -rébellion kurde du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), au fur et à mesure que son organisation jumelle syrienne, le PYD, était soutenue par les Etats-Unis et les Occidentaux pour son rôle crucial contre l’organisation Etat islamique (EI).
Références au passé glorieux
A la fin de l’été 2016, l’armée turque lança finalement une opération dans le nord de la Syrie pour créer une zone tampon sur une petite partie des 800 kilomètres de frontière. Maître du jeu syrien, le Kremlin donnait à Ankara ce que Washington lui avait refusé, d’où des tensions croissantes avec l’OTAN, dont la Turquie est depuis 1952 le pilier du flanc sud-est.  » Les Etats-Unis sont théoriquement un allié, ce qui implique un lien de confiance, qui, avec l’administration Obama, n’existait plus, même si nous espérons qu’il puisse reprendre avec le nouveau président, analyse Ufuk Ulutas, directeur du think tank Seta, très influent sur la politique proche-orientale du parti au pouvoir. Mais, avec la Russie, les relations se situent sur un tout autre plan, sur la base des seuls intérêts réciproques.  »
Installé dans l’immense palais – 200 000 m², soit quatre fois Versailles, et 1 150 pièces – qu’il a fait construire en périphérie d’Ankara, le  » nouveau sultan  » Erdogan multiplie les références au passé glorieux, notamment à travers les costumes de la garde d’honneur, censés représenter les seize empires turcs ou turcophones qui se sont succédé depuis l’Asie centrale, au IIe siècle, jusqu’à l’apothéose ottomane. Chaque année est commémorée avec toujours plus de faste la -conquête de Constantinople, le 29 mai 1453.  » Cet ottomanisme superficiel fait de slogans et de symboles plaît aux électeurs conservateurs et nationalistes, qui aiment à ce qu’on leur répète le grand roman national « , relève l’historien ottomaniste Edhem Eldem. Ni l’impasse de sa politique étrangère ni les critiques sur sa vision kitsch de l’histoire n’émeuvent Recep Tayyip Erdogan, qui, au moment d’inaugurer son palais, lançait :  » Voir les -choses en grand est impossible pour les nains, sans vouloir offenser les nains, que j’aime aussi beaucoup.  »
♦