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Le Figaro, le 09/06/2020
Par Marc Lavergne
TRIBUNE – Le gouvernement légal de Tripoli, considéré comme dominé par les Frères musulmans et affaibli, a sollicité d’Erdogan une aide militaire directe aux allures de mise sous tutelle. Pour l’Europe, c’est une très mauvaise nouvelle, explique Marc Lavergne, directeur de recherche au CNRS.
Géopolitologue, Marc Lavergne est spécialiste du Moyen-Orient arabe et de la Corne de l’Afrique. Il a publié dans la revue «Hérodote» (2019/3) l’article «Golfe arabo-persique: de la ségrégation au “vivre ensemble”»?
Le président Recep Tayyip Erdogan (ici à droite) a reçu le premier ministre libyen Fayez al-Sarraj le 4 juin à Ankara. ADEM ALTAN/AFP
L’armée turque est désormais installée en Tripolitaine et, pour les Européens, l’inquiétude que suscite la Libye est à son comble. Une nouvelle page de l’histoire tourmentée du pays semble s’ouvrir, avec la visite du premier ministre libyen Fayez al-Sarraj le 4 juin à Ankara, où il a été reçu par le président Erdogan. La Turquie, venant au secours du gouvernement légal de Tripoli aux abois, s’est imposée en quelques mois comme l’acteur clé de la crise libyenne.
Rappelons les faits. Depuis la révolution qui amena en 2011 la chute de Mouammar Kadhafi, le pays a été déchiré par une guerre civile mettant aux prises des milices locales et des groupes islamistes, face à un pouvoir qui n’avait plus de central que le nom. Malgré l’accord de Skhirat conclu en 2015 sous l’égide de l’ONU, deux camps s’affrontaient, soutenus à la fois par des forces locales et par des puissances étrangères: à Tripoli le Gouvernement d’union nationale reconnu par les nations unies et considéré comme dominé par les Frères musulmans, et à Benghazi, à l’est, l’Armée nationale libyenne (ANL) dirigée par le maréchal Khalifa Haftar, soutenu par les régimes arabes hostiles au Printemps arabe et leurs alliés occidentaux, au premier rang desquels la France.
Or, en octobre 2018, la Russie de Vladimir Poutine, désireuse de consolider son retour en Méditerranée, et de regagner le terrain perdu en Libye depuis la chute du colonel Kadhafi, a dépêché un millier de mercenaires du groupe Wagner, et environ autant de miliciens syriens pro-Assad, prêter main-forte au maréchal Haftar. L’accord de Skhirat ayant été dénoncé par Haftar en avril 2019, le gouvernement de Tripoli a cherché le soutien de la Turquie d’Erdogan. Un accord de coopération sécuritaire et militaire a été conclu le 27 novembre dernier, ratifié le 21 décembre par le Parlement turc. La Turquie a immédiatement transféré à Tripoli 7000 miliciens turkmènes et arabes prélevés sur le front syrien.
Le 14 janvier 2020, à l’issue d’une ultime négociation engagée sous l’égide de Moscou, le maréchal Haftar a refusé de signer l’accord de réconciliation accepté par le premier ministre al-Sarraj, et tenté de s’emparer de la capitale assiégée depuis un an, et où le gouvernement légal est retranché. L’ANL est puissamment soutenue par l’Égypte et les Émirats arabes unis et parvient à contrôler quatre cinquièmes du territoire ; mais Haftar, s’il avait reçu le soutien opportuniste de chefs tribaux et de notables urbains, n’a pas su refonder les bases de l’unité nationale et n’a pas réussi, en un an de siège, à s’emparer de la capitale. L’envoi en catastrophe par la Russie, fin avril, de quatorze Mig-19 et Sukhoi-24 n’a pas évité le rembarquement piteux des mercenaires mis précédemment à sa disposition. L’«homme fort» sur lequel l’Europe comptait pour préserver son accès aux ressources en hydrocarbures du pays – et qui fut encore reçu, pour la troisième fois, le 9 mars dernier à l’Élysée – n’a donc, à 76 ans, que peu de chances de restaurer sa crédibilité.
Voilà donc les forces militaires turques en Tripolitaine. Place désormais sans doute, sous l’égide de l’ONU, à la diplomatie, pour un cessez-le-feu suivi de négociations. Après sept années de guerre civile qui ont créé 200.000 déplacés, les Libyens peuvent enfin entrevoir un espoir de paix.
C’est pour le président Erdogan une victoire considérable. Les pays européens sont confrontés à la perspective de voir les gisements pétroliers libyens, premier producteur africain, devant le Nigeria et l’Algérie, échoir à des entreprises turques, sur fond de compétition entre le français Total et l’italien ENI. En outre, la revendication turque d’une Zone économique exclusive (qui contrarie les prétentions d’Israël, de la Grèce et de Chypre, engagés dans le projet de gazoduc sous-marin EastMed en direction de l’Italie) devrait bénéficier du soutien libyen, inscrit dans l’accord signé le 27 novembre entre le président Erdogan et le premier ministre al-Sarraj.
La Turquie pourrait désormais disposer en Libye d’un nouvel instrument de contrôle des routes migratoires vers l’Europe
Dans un autre registre, la Turquie pourrait désormais disposer en Libye d’un nouvel instrument de contrôle des routes migratoires vers l’Europe. On sait dans quelles conditions l’Europe a dû se soumettre aux exigences d’Ankara pour tarir le flot des migrants en provenance de Syrie et du Moyen-Orient. Les routes qui aboutissent sur la côte libyenne, malgré tous leurs dangers, sont d’autres voies d’accès au territoire européen, pour les migrants africains mais aussi pour ceux en provenance du Moyen-Orient et même d’Asie du Sud. L’assassinat par des passeurs, en mai dernier en Cyrénaïque, d’une trentaine de migrants originaires du Bangladesh, en témoigne.
La Turquie, maintenue depuis des décennies aux marges de l’Europe, se trouve désormais en mesure de s’imposer au cœur des préoccupations européennes.
De surcroît, gagnant à Tripoli un partenaire politique et financier de taille, Ankara se trouve renforcé sur le terrain syrien, face à Bachar el-Assad, mais aussi à la Russie. Celle-ci enregistre avec l’effondrement de Haftar, une cuisante défaite, qui réduit ses espoirs d’établir une nouvelle tête de pont en Méditerranée, et pourrait même menacer, à terme, son influence en Syrie. D’où son soutien, aujourd’hui, de la demande de cessez-le-feu lancée par l’Égypte, elle aussi grande perdante de ce duel avec la Turquie.
Enfin, il n’est peut-être pas inutile de resituer cette victoire turque en Libye dans son contexte: non seulement l’audace et l’efficacité démontrées par les dirigeants turcs dans cette opération «commando», mais aussi la vision, voire la passion, africaine du président Erdogan, et les racines historiques de son ambition: l’empire ottoman a conquis dès le début du XVIe siècle les côtes et les ports de Tripolitaine et de Cyrénaïque, d’où il a contrôlé jusqu’au début du XXe le trafic caravanier transsaharien entre la Méditerranée et le Sahel, et les routes maritimes qui reliaient ses rives à celles de l’Occident. Ces quatre siècles d’une histoire de prospérité et de paix intérieure n’ont été oubliés ni sur les rives du Bosphore, ni dans les souks de la médina de Tripoli.
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