À partir du 30 octobre 2016, la Turquie va vivre à l’heure d’été… toute l’année. Fini le réglage des montres et des pendules deux fois par an, dorénavant on ne touche plus aux aiguilles. Adoubée en conseil des ministres, la décision a fait l’objet d’un arrêté publié le 8 septembre au Journal officiel. L’initiative a été prise au plus haut niveau du gouvernement, par Berat Albayrak, le ministre de l’énergie qui est aussi le gendre du président turc Recep Tayyip Erdogan. Il y a vu une aubaine pour le budget, avec la possibilité de réaliser « une économie de 2,5 milliards de livres turques (environ 746 millions d’euros) » ainsi qu’un bien-être non négligeable pour ses concitoyens qui pourront « profiter plus longtemps de l’ensoleillement ».
Le non-changement d’heure est présenté comme une chance pour le pays, susceptible de mettre fin aux « difficultés d’adaptation au nouvel horaire », selon l’université technique d’Istanbul qui vient de publier une étude sur le sujet.
Loin d’être anodine, cette mesure est annonciatrice de l’homme nouveau. « Il n’y aura plus de confusion. J’ai aboli la différence entre l’heure d’été et l’heure d’hiver. L’heure ne changera pas, c’est vous qui changerez ! », s’est vanté récemment le premier ministre Binali Yildirim lors d’une rencontre avec les gouverneurs.
Le monde du business à cran
Une révolution copernicienne car jusqu’ici, les soixante-quinze millions de Turcs connaissaient l’union horaire avec leurs voisins européens. Mais c’est de l’histoire ancienne. Il faudra désormais compter trois heures de plus avec Londres, deux heures de plus avec l’Europe centrale et orientale, et ce toute l’année.
« JE DEVRAI ATTENDRE MINUIT POUR SUIVRE À LA TÉLÉ UN MATCH ANGLETERRE-TURQUIE DISPUTÉ À LONDRES. » SELIM GUNES, MAÇON
Hommes d’affaires, courtiers et exportateurs sont à cran. Selon Hikmet Tanriverdi, président de l’Union des exportateurs de textile et de prêt-à -porter à Istanbul (IHKIB), ce gel horaire « va causer des dégâts en termes d’image et aussi d’un point de vue commercial ». Il en est sûr, cette mesure « va éloigner la Turquie de l’Europe, on va se retrouver au niveau du Moyen-Orient. C’est contre-productif, cela n’apportera rien au pays ». En Turquie, 75 % du secteur textile travaille avec l’Union européenne. À partir du 30 octobre, lorsque les entrepreneurs arriveront au bureau à 8 h du matin, il sera 5 h du matin à Londres, 6 h à Paris, Madrid et Berlin. « Il ne sera pas possible de joindre nos interlocuteurs avant 14 h. Comment ajuster le temps de travail ? »
Inquiétude aussi dans le monde du football. « Imaginons un match Angleterre-Turquie disputé à Londres. Il débutera à 21 h, selon l’horloge britannique, soit minuit à Istanbul. Donc je devrai attendre minuit pour le suivre à la télé. Où est l’économie d’énergie ? », vitupère Selim Gunes, un maçon du quartier de Besiktas, fan du club du même nom, dont le stade, refait à neuf, s’impose face au Bosphore. Sans parler des effets néfastes sur l’horloge biologique des joueurs, dont les performances pourraient s’en ressentir.
Alignement sur La Mecque et Médine
D’autres se réjouissent, les masses pieuses et conservatrices qui servent de socle au Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur, au pouvoir depuis 2002), jubilent à l’idée de vivre à l’unisson avec les frères du Golfe et de l’Arabie saoudite. Les théologiens en rêvaient depuis longtemps. Désormais, les prières, les grandes fêtes religieuses, le lancement et la fin du ramadan auront lieu en même temps qu’à La Mecque et à Médine. Les nationalistes laïques, partisans de la grande Eurasie, voient d’un bon œil la perspective d’une union horaire avec la Russie, le grand voisin du Nord.
Mais l’effet le plus surprenant du gel horaire est attendu à Chypre, l’île de la Méditerranée qui vit divisée depuis 1974. Au nord de l’île, la République turque de Chypre du Nord (RTCN), autoproclamée, reconnue seulement par la Turquie, a annoncé son intention de vivre à l’heure d’Ankara tandis que, au sud, la République de Chypre, membre de l’UE depuis 2004, restera à l’heure de Bruxelles.
Voilà qui augure mal d’une réunification de l’île « avant la fin de l’année », comme l’espèrent les diplomates assidus aux négociations entre le dirigeant chypriote turc Mustafa Akinci et le président de Chypre Nicos Anastasiades.
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