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Le Figaro, le 26/03/2021
Par Christian Makarian
FIGAROVOX/TRIBUNE – Pour le spécialiste en relations internationales Christian Makarian, la polémique sur la construction de la mosquée Eyyûb Sultan à Strasbourg, est une nouvelle illustration de l’importance de la pénétration de l’influence du président Turc Erdogan, et de ses réseaux dans le paysage politique français.
Christian Makarian est spécialiste en relations internationales et essayiste.
Il a notamment publié Généalogie de la catastrophe, Retrouver la sagesse face à l’imprévisible (Éditions du Cerf).
«Il y aura des tentatives d’ingérence pour la prochaine élection. C’est écrit. Les menaces ne sont pas voilées.» Emmanuel Macron n’a pas mâché ses mots, qu’on imagine bien pesés (C dans l’air du 23 mars) à l’amorce du Conseil européen du 25 mars, en attribuant au régime de Recep Tayyip Erdogan la volonté de s’immiscer dans l’échéance présidentielle de 2022. Jamais aucun président ne s’était exprimé de façon aussi catégorique à ce sujet et cela doit amener à réfléchir au degré de pénétration de l’influence acquise par la Turquie au sein du paysage politique français.
En avançant sur deux fronts différenciés mais convergents, le champ international et la vie intra-communautaire, le reis (chef) turc s’est imposé comme un acteur majeur dans les débats intérieurs de la société française. Il en a fait de même en Allemagne ou dans différents pays d’Europe qui comptent une composante d’origine turque importante.
C’est loin, très loin, de faire de lui un autre Atatürk, dont l’œuvre était résolument réformatrice, modernisatrice et européo centrée. Mais Erdogan est incontestablement parvenu à entrer en Europe ; par la petite porte, celle des manœuvres souterraines, des hackers survoltés, des groupes d’action à peine déguisés.
Erdogan a acquis le statut d’un leadeur incontournable et il a atteint son objectif.Il faut reconnaître que, sous son emprise, la Turquie est devenue une question de politique intérieure française. Partant, tout ce que l’on croit lui adresser comme mises en garde lui parvient en réalité sous la forme de compliments: il a acquis le statut d’un leadeur incontournable et il a atteint son objectif.
Parmi ses moyens d’action, la prise de contrôle d’une part substantielle de l’islam européen occupe un rôle prépondérant. Dans le même documentaire que celui où Emmanuel Macron s’est exprimé, on entend une analyse de Nicolas Sarkozy qui mérite le plus grand intérêt. Pour l’ancien président français, qui s’était heurté à Erdogan à plusieurs reprises, ce dernier agirait bien moins par «piété» musulmane que par opportunisme politique. C’est la clé de lecture qu’il faut privilégier.
En Turquie, l’instrumentalisation de la religion par la machine politique de l’AKP marque sans doute la plus grande réussite d’un chef d’État musulman depuis plus d’un siècle. La plupart des despotes arabes ont en effet tenté d’exploiter le facteur islamiste par un mélange de concessions et de répression afin de ne pas être à leur tour déstabilisés par l’émergence de cette idéologie au sein des populations inexorablement appauvries par l’incurie des chefs politiques successifs.
Dans l’histoire du malheur arabe, tout au long du XXe siècle, on note une première phase nationaliste panarabe, qui se solde par trois défaites à plates coutures contre Israël (1948-49, 1967, 1973). Après quoi, le revirement forcé de l’Égypte puis de la Jordanie, toutes deux signataires d’un traité de paix avec Israël, a ouvert la voie à l’islamisme sous ses formes diverses et de plus en plus radicalisées, des Frères musulmans aux djihadistes.
Aujourd’hui, Milli Görüs, instance très structurée et hiérarchisée, contrôle plus de 500 mosquées à travers l’Europe.Erdogan est le seul qui soit parvenu à la fois à doper l’économie de son pays en s’appuyant sur une doctrine islamiste qui exhausse le passé ottoman dans un sens conquérant qui rallie à son panache les masses laborieuses qui ne trouvent justement pas leur compte dans l’européanisation des élites turques. D’où l’aura qu’il a acquise dans le monde musulman et, par ricochet, auprès des communautés musulmanes d’Europe issues de l’immigration massive des cinquante dernières années.
Parmi ces immigrés, les Turcs ont été littéralement encadrés par leur nation d’origine car il existait depuis Atatürk – dès 1924 avec la création d’une administration stricte des affaires religieuses (Diyanet) – une organisation qui assujettissait rigoureusement l’islam à l’État.
La religion, avec ses rouages associatifs, est donc pour Erdogan un moyen politique de haut vol pour poursuivre ses ambitions personnelles illimitées. La meilleure preuve en est fournie par l’organisation Milli Görüs (mot à mot «vision nationale», la nation étant comprise au sens de «communauté des croyants»), fondée en 1969 par Necmettin Erbakan, fondateur de plusieurs partis islamistes, auprès duquel Recep Tayyip Erdogan a puisé son inspiration initiale et trouvé l’élan qui l’a conduit jusqu’à nos jours.
Erbakan voulait stopper net le processus d’occidentalisation de la Turquie, il avait déclaré: «Nous ne sommes pas occidentaux, nous ne sommes pas européens». En 1989, aux Pays-Bas, il avait ajouté: «Les Européens sont malades… Nous leur donnerons des médicaments. L’Europe entière deviendra islamique. Nous conquerrons Rome.»
Aujourd’hui, Milli Görüs, instance très structurée et hiérarchisée, contrôle plus de 500 mosquées à travers l’Europe ; sa branche française, la CIMG (Confédération islamique Milli Görüs), créée en 1995, gère 71 mosquées, regroupe plus de 300 associations (cultuelles, culturelles, linguistiques, éducatives…) et se voit totalement dirigée par l’AKP depuis la Turquie.
À Strasbourg, comme dans tant d’autres points de la vieille Europe, si fatiguée, il faut voir les étapes lentes et sûres du projet insensé des activistes islamistes turcs.C’est ainsi qu’elle est entièrement acquise à Erdogan, qui dispose à travers elle d’un levier implacable au sein de l’islam de France. La polémique – très justifiée – qui entoure la construction de la mosquée Eyyûb Sultan, à Strasbourg, est de ce point de vue extrêmement significative. Il existe déjà une mosquée du même nom à Istanbul ; elle a été édifiée sur le tombeau d’un compagnon du Prophète Mahomet, tombé lors du premier siège de Constantinople, en 674, marqué par l’échec des armées arabes omeyyades.
En 1453, les Turcs ottomans ont fini par prendre la ville, la «deuxième Rome», et en ont fait une heure de gloire fondatrice, exaltée sans relâche par Erdogan. À Strasbourg, comme dans tant d’autres points de la vieille Europe, si fatiguée, il faut voir les étapes lentes et sûres du projet insensé des activistes islamistes turcs.
Lorsque l’histoire apparaît aussi froidement lisible, et qu’on ne veut toujours pas en tirer les leçons, que peut-on évoquer d’autre que l’aveuglement?
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