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Le Monde, le 05/11/2016
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Arrestations, purges, pressions, les citoyens turcs subissent de plein fouet l’atmosphère de peur et de chasse aux sorcières devenue quotidienne depuis le coup d’Etat raté du 15 juillet.
« Parmi mes collègues, certains se sont retrouvés du jour au lendemain sans travail, sans protection sociale, sans argent. Leurs noms ont été publiés auJournal officiel, ils figurent en rouge sur le portail du gouvernement, ils ne retrouveront même pas un job de garçon de café car aucun employeur ne voudra d’eux. Tous ne sont pas, loin s’en faut, des partisans de Fethullah Gülen [le prédicateur musulman exilé aux Etats-Unis, désigné par Ankara comme l’instigateur du putsch raté], il y a aussi beaucoup d’enseignants syndiqués à gauche. Je ne peux m’empêcher de penser que mon tour viendra », soupire la jeune femme.
Mère d’élève, Betül se dit « inquiète » pour l’avenir de sa fille, scolarisée en première au lycée public mixte Cagaloglu Anadolu. Situé dans le quartier historique de Sultanahmet à Istanbul, cet établissement réputé a formé une partie de l’élite « en col blanc » de la Turquie d’hier. Elevée dans une famille kémaliste et laïque, Betül, la quarantaine, ne voit pas d’un bon œil les bouleversements intervenus dans la vie du lycée depuis 2014. Tout a changé depuis qu’un « projet pilote », concocté par le ministère de l’éducation pour 150 établissements à travers toute la Turquie, a commencé à y être appliqué.
Un nouveau directeur a été nommé, « un vrai commissaire politique, un militant du parti au pouvoir [le Parti de la justice et du développement, AKP, islamo-conservateur] », résume Betül, assise à la terrasse d’un café, non loin du lycée. A la suite de la réforme, plus de la moitié des enseignants de Cagaloglu ont été mutés (23 sur 47), une nouvelle équipe pédagogique a pris le relais.
« Les cours notamment de maths, de physique, de littérature sont de moins bon niveau. Les activités extrascolaires comme le dessin, la musique, le théâtre, ne sont pas encouragées. Les clubs ferment un à un. Les filles ont interdiction de porter la jupe ou le short », rapporte Betül. Ayse, elle aussi mère d’une fille scolarisée à Cagaloglu, renchérit : « Ils enquiquinent les élèves pour un oui ou pour un non, surtout les filles. La mienne s’est teint les cheveux, elle a été convoquée. Nous nous sentons atteints dans notre mode de vie ».
Can, 17 ans, élève dans le même lycée, n’aime pas les nouvelles méthodes pédagogiques. Meral, sa camarade de classe, assure qu’elle ne restera pas dans un pays où les filles ne peuvent pas s’habiller comme elles le veulent ou répéter une pièce de théâtre : « Je partirai », assure-t-elle. Depuis peu, le local où les élèves du lycée répétaient leur a été repris. Dorénavant, les répétitions ont lieu dans un couloir.
La peur est de plus en plus palpable. A chaque entretien, l’interlocuteur prévient : « Ne me citez pas. » Dans un éditorial publié le 14 octobre par le quotidien Hürriyet, Ertugrul Özkök résume le sentiment, « peut-être pas de tous les Turcs, du moins celui des gens éduqués, adeptes d’un mode de vie à l’occidentale ou qui mènent une vie à l’occidentale ».
Evoquant l’atmosphère « lourde » qui prévaut en ce moment, il explique : « Nous ne savons pas où va le pays. Nous ne nous sentons pas des citoyens à part entière. En tant qu’électeurs, nous pensons que notre voix ne sert à rien. En tant que citoyen, nous n’avons aucune influence sur la destinée du pays. » Puis il ajoute : « La Turquie a peur. Peur de la terreur, de la guerre, d’une éventuelle guerre civile. Peur que nos enfants meurent pendant leur service militaire. Peur que nos biens soient confisqués. Peur d’être arrêtés sans avoir rien fait. Nombreux sont les individus éduqués, qui produisent, qui consomment et qui se retrouvent forcés de vivre avec ce traumatisme psychologique. »
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