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Le Monde, le 19/07/2020
par Jean-Pierre Filiu
L’islamisation de Sainte-Sophie marque, en Turquie, la surenchère d’un nationalisme de combat, drapé dans un discours religieux.
Dans cinq jours, le 24 juillet, la prière musulmane se déroulera dans l’ancienne basilique Sainte-Sophie d’Istanbul, et ce pour la première fois depuis 1934 et la transformation de cette mosquée en musée. Cette réislamisation marquera l’anniversaire du traité de Lausanne qui, en 1923, établit les fondements de la Turquie contemporaine. Un tel coup de force a provoqué un véritable tollé international, même si cette décision relève à l’évidence des seules autorités turques. Ce serait cependant tomber dans le piège de la propagande d’Ankara que d’exagérer l’importance religieuse d’une telle initiative, qui participe plutôt de l’affirmation de plus en plus agressive, par le président Erdogan, d’un nationalisme turc de combat.
REMONTER LE TEMPS D’ATATURK
Le chef de l’Etat liquide à Sainte-Sophie un symbole de l’héritage laïc de Mustapha Kemal, proclamé en 1934 Ataturk, le « Père des Turcs », et décédé quatre ans plus tard. C’est en effet à l’aune du fondateur de la Turquie moderne qu’Erdogan construit sa propre vision de la Turquie actuelle. Là où Kemal avait en 1923 imposé aux puissances européennes le traité de Lausanne, nettement plus respectueux que, en 1920, le traité léonin de Sèvres, Erdogan se vante de pouvoir mieux défendre les intérêts turcs que son prestigieux prédécesseur: outre les incursions qu’il multiplie dans l’Irak voisin, il a installé de fait des zones contrôlées par Ankara en territoire syrien, où la seule livre turque a désormais cours.
Le président turc, en intervenant de plus en plus fortement en Libye, entend aussi y effacer l’humiliation de l’Empire ottoman face à l’Italie, en 1911-12. Mustapha Kemal, alors jeune officier, y avait brillé par son courage, sans pouvoir, avec ses pairs, éviter la débâcle ottomane. Dans ce bras de fer mémoriel avec Ataturk, Erdogan peut compter sur le soutien de l’extrême-droite du MHP (Parti d’action nationaliste), avec qui son parti, l’AKP (Justice et développement) a fait liste commune en 2018. Peu importe que le MHP soit laïc, son chauvinisme turc, voire pan-turc, l’amène à nier tous droits spécifiques à la minorité kurde et à combattre, aux côtés de l’AKP, le legs d’Ataturk.
NI FRERE MUSULMAN, NI PANISLAMIQUE
Les polémiques que se plaît à alimenter Erdogan amènent souvent à le caricaturer en « Frère musulman ». La branche turque de la confrérie islamiste n’a pourtant joué qu’un rôle mineur dans la constitution de l’AKP par Erdogan. Et si le président turc accorde protection et appui aux filiales arabes des Frères musulmans, c’est moins par inclination idéologique que pour conforter sa stature régionale, en s’appuyant sur un réseau actif dans tout le Moyen-Orient. Il ne peut non plus être qualifié de panislamique, car ses invocations de la solidarité musulmane visent toujours à mobiliser prioritairement une telle solidarité au service de la seule Turquie.
Erdogan a affirmé que « la résurrection de Sainte-Sophie est annonciatrice de la libération de la mosquée Al-Aqsa », le troisième lieu saint de l’Islam, occupé par Israël à Jérusalem-Est depuis 1967. Il n’y a au fond rien de panislamique dans cette rodomontade, mais une volonté affichée de se poser en chef de file de la défense des droits bafoués des Musulmans. La période s’y prête, alors que le monde arabe assiste désemparé aux grandes manoeuvres de Trump et de Nétanyahou pour enterrer une fois pour toutes un Etat palestinien digne de ce nom. Quant à la propagande iranienne, ses références à Al-Aqsa masquent mal son sectarisme chiite. Erdogan espère retrouver au moindre coût la position dominante que son opposition à l’offensive israélienne sur Gaza, en 2009, lui avait déjà conférée.
QUI A ABANDONNE LA TURQUIE?
« Le Monde » a récemment posé avec une grande lucidité la question de « Qui a perdu la Turquie? ». Du point de vue d’Ankara, c’est à partir de 2013 que le sentiment d’abandon par les alliés de l’OTAN et les partenaires européens est devenu de moins en moins supportable. Erdogan, ne l’oublions pas, était alors engagé dans un processus de paix avec la guérilla séparatiste du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), processus nourri par les avancées concédées par Ankara à l’UE dans la perspective d’une adhésion. Or, non seulement l’UE n’a pas encouragé activement ce processus de paix, mais l’OTAN a, au même moment, refusé à Ankara d’établir une « zone de sécurité » au nord de la Syrie. On connaît la suite: en 2015, la guerre a repris entre la Turquie et le PKK, devenu le principal partenaire des Occidentaux dans la lutte contre Daech, alors que des millions de réfugiés fuyaient la Turquie vers l’UE. Le coup d’Etat avorté de 2016 à Ankara était suivi par la purge par Erdogan de son propre camp islamiste, puis par son rapprochement avec Moscou, à l’extérieur, et avec le MHP ultra-nationaliste, à l’intérieur.
C’est alors, et alors seulement que l’islamo-nationalisme d’Erdogan a commencé de s’affirmer avec sa virulence actuelle. Il est essentiel de garder à l’esprit cet enchaînement historique, où Européens et Turcs s’accusent réciproquement d’abandon, voire de trahison, pour apprécier correctement la surenchère en cours d’Ankara. Dans un contexte aussi chargé, répondre à une telle surenchère islamo-nationaliste par une escalade rhétorique du même ordre, où la Turquie est accusée d’agissements « criminels » en Libye et de déstabilisation de la Méditerranée, risque fort de faire le jeu d’Erdogan.
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