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Le Monde, le 15/03/2021
TRIBUNE
par Cengiz Aktar
Professeur invité à l’université d’Athènes
Les pressions sur les enseignants français de l’université francophone de Galatasaray et la mise au pas de l’université anglophone de Bogazici illustrent le durcissement nationaliste et islamiste du président turc s’indigne dans une tribune au « Monde » le politiste Cengiz Aktar
La prestigieuse université Galatasaray est dans la ligne de mire du régime d’Ankara. Cette université publique turque francophone soutenue par la coopération française a été créée en 1992 dans le cadre d’un accord intergouvernemental franco-turc, en complément du lycée de Galatasaray, créé en 1868. C’était mon lycée.
Depuis maintenant 153 ans, cet établissement d’Istanbul est l’un des symboles de l’ouverture de l’Empire ottoman puis de la Turquie à l’Occident. Ce n’est pas un lycée français à l’étranger mais une institution turque qui enseigne en bilingue, avec des enseignants turcs et des enseignants français détachés.
L’office gouvernemental turc en charge de l’enseignement supérieur (YÖK) a imposé à l’automne 2020 à une trentaine d’enseignants français de l’université une maîtrise de la langue turque égale ou supérieure au niveau B2. C’est une évidente rétorsion à la décision appliquée depuis la rentrée par les autorités françaises sur les enseignements en langues et culture d’origine (ELCO) qui sont désormais remplacés par les enseignements internationaux de langues étrangères (EILE), exigeant des instituteurs envoyés par les pays d’origine un niveau en français égal ou supérieur au niveau B2.
Un contrôle de la population turque expatriée
Quatorze des trente des enseignants visés de l’université de Galatasaray ont finalement obtenu une prolongation de trois mois de leur enseignement. Mais rien n’est réglé sur le fond. Quelque 15 000 élèves d’origine turque bénéficient en France de l’enseignement du turc dispensé par des enseignants envoyés et donc sélectionnés par Ankara, selon les critères de stricte loyauté.
Le régime cherche à contrôler sa population expatriée en Europe et à la modeler selon ses canons culturels et religieux. Ainsi, les deux fédérations turques très proches du régime d’Ankara, le Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF) et la Communauté islamique du Millî Görüş (CIMG), représentées au Conseil français du culte musulman (CFCM) ont refusé de ratifier la charte des principes de l’islam de France parce qu’elle interdit de faire la promotion de l’islam politique, de diffuser des discours nationalistes en défense des régimes étrangers, et de financer les lieux de culte en recourant aux fonds étrangers.
Une autre institution universitaire d’Istanbul, l’université de Bogaziçi (ancien Robert College), créée par les missionnaires protestants américains en 1863, a été aussi visé par le régime au tout début de l’année 2021 lorsque Erdogan, l’unique décideur du pays, a nommé un fidèle, Melih Bulu, comme président de cette université, un droit qu’il s’est arrogé en 2016 à l’encontre de la pratique jusque-là en vigueur d’élections au sein des institutions académiques pour désigner le personnel dirigeant. La nomination cadrait avec ses pratiques népotistes où la loyauté absolue est le seul critère d’éligibilité.
Une croisade anti-occidentale tous azimuts
Depuis, c’est la confrontation. Sans se mettre en grève, le corps enseignant et les étudiants refusent d’avaliser le fait accompli, rejettent tout contact avec le nominé, réclament sa démission et le retour à la pratique collégiale d’élections. Ils rejettent également l’emprisonnement et la garde à vue de nombreux étudiants suite aux protestations. Ils sont soutenus, entre autres, par leurs collègues de Galatasaray.
En fait, Ankara mène une croisade anti-occidentale tous azimuts. Avec la volonté de contrôler des populations d’origine turque à l’étranger pour empêcher leur assimilation qu’il définit comme « un crime contre l’humanité ». Avec la volonté aussi de remettre en cause la présence de l’enseignement d’origine étrangère en Turquie dénoncé comme « un enseignement colonial » par le président du YÖK lors de son entretien avec un ambassadeur européen. Symboles d’excellence et d’occidentalisation, Galatasaray et Bogaziçi incarnent ce que combat l’islam politique au prix du déclassement de l’enseignement public turc.
Le monde universitaire est ainsi mis au pas, comme les grands corps de l’Etat, l’administration du territoire, l’armée, la diplomatie, la justice et le Trésor, tous créés au XIXe siècle. Ils sont aujourd’hui vidés de leur substance et phagocytés par le régime. L’abolition de l’autonomie des universités en 2016 a été suivie du licenciement sommaire par oukases présidentiels de quelque 9 000 enseignants et chercheurs, souvent de haut niveau scientifique. Ceux qui n’ont pas réussi à s’exiler essayent de survivre par des petits boulots.
Façonner une génération de pieux citoyens
Parmi les présidents nommés par Erdogan à la tête de 197 (!) universités turques dont la valeur académique de la majorité laisse à désirer, le pourcentage des théologiens a atteint 10 % et est en croissance constante. Les niveaux académiques de ces serviteurs du régime sont très loin des critères requis, avec un taux très faible de publications et de citations. À l’Indice de la liberté académique (GPPI) [Global Public Policy Institute], la Turquie est classée en queue de peloton avec la Corée du Nord, la Syrie, le Zimbabwe. https://www.gppi.net/2020/03/26/free-universities
L’enseignement secondaire est délibérément islamisé, avec l’introduction, par exemple, de théories créationnistes dans le cursus, aux dépens de la philo. L’instruction religieuse ne comprenant qu’une certaine interprétation de l’islam sunnite est vigoureusement promue avec la démultiplication du nombre des lycées religieux dénommés « lycées d’imams et de prêcheurs ». Le régime ressasse à chaque occasion son intention de façonner une génération de pieux citoyens.
Désancré de l’Union européenne, ivre de ses succès à l’intérieur comme à l’extérieur – succès pourtant largement conjoncturels – et bercé par les mythes du passé impérial, Erdogan, confortablement soutenu par sa base, avance à marche forcée pour désoccidentaliser la Turquie. Son Kulturkampf reste néanmoins pathétique. Le régime a beaucoup de mal à substituer quelque chose de tangible aux codes culturels qu’il cherche à détruire. Du coup, il s’entête pour régenter la société par des moyens de plus en plus coercitifs. Résultat : jamais l’état institutionnel, culturel et psychique dans lequel se trouve la Turquie n’a été aussi déplorable.
Cengiz Aktar est l’auteur de Le Malaise turc, Empreinte Editions, 101 pages, 2020.
Cengiz Aktar (Professeur invité à l’université d’Athènes)
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