Le 29 juin a été déclaré jour de deuil national en Turquie. A Istanbul et ailleurs, les omniprésents drapeaux rouges frappés de l’étoile et du croissant ont été mis en berne mercredi pour saluer la mémoire des 41 personnes tuées dans le triple attentat perpétré la veille à l’aéroport Atatürk d’Istanbul. Ces démonstrations de deuil collectif ne suffisent pas à masquer le trouble qui travaille un pays affecté en profondeur par les débordements du conflit syrien.
Le premier ministre, Binali Yildirim, l’a annoncé dans la nuit de mardi à mercredi : l’attentat d’Istanbul porterait la « marque de Daech ». Aucune revendication n’a pourtant été émise par cette organisation djihadiste, généralement prompte, comme pour Orlando et Magnanville, à s’arroger la responsabilité de tous les actes, même isolés, commis en son nom. En Turquie, c’est la confusion qui prévaut, aussi bien sur les causes de tels attentats non revendiqués mais toujours attribués d’office à l’organisation Etat islamique (EI) par les autorités que sur les intentions d’Ankara vis-à -vis des djihadistes.
La Turquie a rejoint la coalition internationale contre l’EI en août 2015, à la suite de l’attentat de Suruç, à la frontière syro-turque, le 20 juillet, qui avait visé des militants pro-Kurdes sur le point de se rendre dans la ville kurde syrienne de Kobané.
Ayant fait 32 victimes, cette attaque était intervenue peu après que la branche légale du mouvement kurde avait obtenu un succès historique aux élections générales de juin, empêchant l’AKP, le parti conservateur au pouvoir, de gouverner seul.
L’aile armée du mouvement kurde, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), avait alors dénoncé l’attentat de Suruç comme une manipulation d’Ankara devant être vengée par les armes, rompant ainsi le processus de paix en cours avec l’Etat turc depuis 2013. Dans les jours suivant, le sud-est du pays, à majorité kurde, sombrait dans une nouvelle guerre qui, un an plus tard, s’est traduite par la destruction de quartiers entiers dans des affrontements de rue entre forces turques et guérilla kurde, par des attentats réguliers du PKK visant des cibles militaires et policières, et par des accrochages presque quotidiens dans les maquis du pays kurde.
Moment de basculement pour la Turquie, premier d’une succession d’attaques attribuées à l’EI mais jamais revendiquées, l’attentat de Suruç et ses suites ont permis à Ankara de défendre l’idée qu’elle se trouvait confrontée à une menace terroriste identifiée dans un même mouvement aux rebelles kurdes et à l’EI. Bien que le discours officiel qui relayait cette conception du conflit en cours ait placé les uns et les autres sur le même plan, la Turquie a montré quelles étaient ses priorités.
Base arrière des djihadistes
Engagé dans une guerre totale contre le PKK sur son propre territoire, Ankara n’est pas à proprement parler intervenu contre l’EI en Syrie. Au contraire, la Turquie s’est montrée systématiquement hostile aux avancées des forces kurdes syriennes face aux djihadistes. Placées de fait sous le contrôle du PKK, dénoncées comme  » terroristes  » par Ankara, elles se trouvent être les meilleures alliées au sol de la coalition internationale contre l’EI en Syrie.
Combattre à la fois l’EI et l’un de ses pires ennemis, le PKK, est impossible. La Turquie est donc mise en demeure de choisir : éviter d’exercer une pression trop forte sur les djihadistes ou chercher une sortie de conflit avec le PKK et trouver un modus vivendi avec ses alliés kurdes syriens. Rien n’indique, au contraire, que la Turquie ait choisi cette voie.
Par ailleurs, les opérations que les forces turques mènent à un rythme plus soutenu contre les cellules djihadistes – qui ont prospéré sur son territoire à la faveur de la guerre qui fait rage en Syrie voisine, où la Turquie soutient des groupes armés d’inspiration islamiste contre les Kurdes et le régime de Damas – et la réponse graduée d’Ankara aux tirs de roquette vers son territoire depuis des positions de l’EI proches de sa frontière n’indiquent pas encore une volonté réelle de changer de cap. La Turquie est, depuis le déclenchement du conflit syrien, une voie d’accès vers la Syrie et une base arrière de fait pour les djihadistes. Les conséquences de cette réalité ne peuvent être renversées immédiatement.
Aussi, si les efforts spectaculaires d’Ankara pour renouer des liens avec Israël et la Russie dénotent déjà d’un redéploiement de sa stratégie régionale, le piège syrien dans lequel s’est enferrée la Turquie pourrait être plus délicat à désamorcer.
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