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Le Point le 31/05/2018
Depuis la tentative de putsch de 2016, la répression du président Erdogan contre les journalistes s’accélère. Exemple avec le quotidien « Cumhuriyet ».
Par Romain Gubert
Cible. Face-à -face entre la police turque et des manifestants devant le tribunal de Silivri, près d’Istanbul, lors du procès de journalistes et de collaborateurs du quotidien « Cumhuriyet », le 9 mars.
« Ceux qui déploient le tapis rouge aux terroristes sous le regard de la police sont les mêmes qui, sous la dénomination de magazine, diffusent des affiches contre nous. J’ai noué des liens avec mon peuple, qu’importe les affiches, qu’importe ce que vous dites. » Quelques jours après « l’affaire du Pontet », où des partisans du président turc ont obligé par la menace un kiosquier de cette commune du Vaucluse à faire retirer notre une Le dictateur ( lire l’éditorial d’Étienne Gernelle ), Recep Tayyip Erdogan n’a pas laissé filer l’occasion. Dans un meeting électoral à Manisa (ouest du pays), il a clairement soutenu ceux qui s’en sont pris à notre magazine et, dans un étrange amalgame, attaqué Emmanuel Macron (le président français a récemment reçu à l’Élysée les principaux commandants des forces kurdes combattant Daech en Syrie).
Erdogan n’aime pas la presse. Depuis plusieurs années (comme ce fut le cas à de nombreuses reprises dans l’histoire du pays), les journalistes turcs sont dans le collimateur du pouvoir. Dans son rapport annuel, Reporters sans frontières (RSF) estime que, depuis 2016, « la Turquie est de nouveau la plus grande prison du monde pour les professionnels des médias. Passer plus d’un an en détention avant d’être jugé est devenu la norme et, lorsque tombent les condamnations, elles peuvent aller jusqu’à la prison à vie incompressible ». L’ONG avance ce chiffre : depuis deux ans, 170 journalistes ont effectué un séjour en prison. Avec ce sombre bilan : RSF classe le pays au 157e rang pour la liberté de la presse.
Accusation surréaliste
Le pouvoir s’acharne plus particulièrement sur certains médias. C’est le cas du quotidien d’opposition Cumhuriyet. Il y a quelques semaines, quatorze de ses responsables et collaborateurs ont été condamnés à des peines allant de deux ans et demi à sept ans et demi de prison pour leur prétendu soutien à des « organisations terroristes ».
Le patron du journal, qui vient de passer cinq cent quarante-deux jours derrière les barreaux, a ainsi été condamné à sept ans et demi de prison. Emprisonné pendant treize mois en 2011 pour avoir dévoilé les agissements des gülenistes (à l’époque alliés à Erdogan), le reporter vedette Ahmet Sik a lui aussi été lourdement condamné (il a été incarcéré pendant sept mois) sous cette accusation surréaliste : il serait devenu proche de ceux dont il a autrefois révélé les abus. L’éditorialiste Kadri Gürsel a, lui, écopé de deux ans et demi de prison pour avoir reçu des messages sur une application utilisée par les auteurs de la tentative de putsch de juillet 2016.
Révélations embarrassantes
Autre condamnation symbolique, celle du caricaturiste Musa Kart (trois ans et neuf mois). En 2004, un tribunal l’avait déjà condamné à une amende d’environ 3 000 euros pour avoir osé représenter Erdogan, alors Premier ministre, sous les traits d’un chat empêtré dans le fil d’une pelote de laine. Il avait aussi été mis en examen en 2014 pour « insulte au chef de l’État ». Cette fois, le voici accusé de liens avec une organisation terroriste.
À en croire les réquisitoires des magistrats, les journalistes auraient des liens avec le Parti des travailleurs du Kurdistan, avec un groupuscule d’extrême gauche, ainsi qu’avec le mouvement du prédicateur musulman Fethullah Gülen, considéré par Recep Tayyip Erdogan comme l’instigateur de la tentative de coup d’État de juillet 2016. Trois organisations pourtant rivales.
Une accusation qui n’est évidemment qu’un prétexte. Car le quotidien kémaliste Cumhuriyet est en réalité devenu la bête noire d’Erdogan dès 2015. À l’époque, ses journalistes avaient démontré, vidéo à l’appui, que les services secrets turcs fournissaient des armes à des rebelles islamistes en Syrie. On y voyait des camions affrétés par une organisation humanitaire proche du pouvoir s’apprêtant à traverser la frontière turco-syrienne. Ceux-ci transportaient des médicaments destinés aux victimes de la guerre civile syrienne. Mais les boîtes dissimulaient surtout un millier d’obus de mortier, des dizaines de milliers de munitions, ainsi qu’une centaine de lance-grenades. Les camions appartenaient en fait aux services de renseignement turcs. Après ces révélations embarrassantes, Erdogan avait averti Can Dündar (le rédacteur en chef d’alors) qu’il allait « payer le prix fort » pour avoir diffusé cette vidéo.
Contre-pouvoirs
Depuis l’été 2016 et la tentative de putsch avortée contre le président turc, le pouvoir se livre à une chasse aux sorcières d’une ampleur sans précédent : plus de 50 000 personnes ont été arrêtées, plus de 140 000 fonctionnaires limogés. Mais ces purges ne ciblent pas seulement les proches des putschistes. Elles visent tous les contre-pouvoirs – ONG, mouvements d’opposition, milieux pro-kurdes – ainsi que, bien sûr, les médias : 150 entreprises de presse ont été fermées administrativement.
Les proches d’Erdogan ont, enfin, acheté de nombreux organes d’information puissants. Les ONG des droits de l’homme estiment qu’aujourd’hui 70 % des médias turcs sont détenus par les cercles proches du pouvoir. Et beaucoup de ceux qui ne sont pas encore tombés dans le giron des amis du président turc évitent de parler de politique.
La télévision publique est, elle aussi, sous contrôle. Après le putsch de 2016, 300 personnes en ont été licenciées. Directrice de l’Ihop, une association de défense des droits de l’homme, Teray Salman estime que depuis le début de l’année, alors que le pays est en campagne électorale, le pouvoir a bénéficié de trente-sept heures de programmes sur les ondes publiques, contre moins de dix minutes à l’ensemble des partis d’opposition. En Turquie, le pouvoir et les supporteurs d’Erdogan n’ont même pas à s’en prendre aux affiches des journaux.
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