Le magnat turc des médias Aydin Dogan, 80 ans, une figure de l’élite laïque qui a longtemps pesé sur tous les gouvernements, est aussi l’une des plus grosses fortunes de Turquie. Il a reçu une convocation au tribunal, mercredi 1er mars, quelques jours après la publication d’un article controversé dans Hürriyet, l’un des quotidiens de son groupe. M. Dogan, qui est aussi le partenaire en affaires de Donald Trump en Turquie, devra comparaître dans le cadre d’une affaire de contrebande de pétrole datant de 2010 et pour laquelle plusieurs des entreprises de son groupe (Petrol Ofisi, Isbank) sont poursuivies.
Le magnat a été convoqué après la publication d’un article évoquant des tensions entre l’armée et le gouvernement islamo-conservateur au sujet de la levée de l’interdiction du port du voile islamique chez les militaires. Prise le 22 février, la mesure destinée aux recrues féminines de l’armée – elles ne sont guère plus de 1 000 pour un effectif total de 800 000 militaires – n’a guère suscité de commentaires dans les médias. Désormais, les femmes qui le souhaitent pourront porter sous la casquette un foulard « de la même couleur » que l’uniforme, a précisé le ministère de la défense.
Militaires « inquiets »
Gardienne historique de la laïcité en Turquie, l’armée, dont le pouvoir s’est considérablement érodé ces dernières années et surtout depuis le putsch raté du 15 juillet 2016, était la dernière institution à bannir le foulard. Or, celui-ci a gagné un terrain considérable depuis l’arrivée au pouvoir des islamo-conservateurs, en 2002. Il a été autorisé au Parlement, dans la fonction publique, à l’université, au lycée, ce qui n’est pas sans déplaire aux représentants du camp laïc, restés attachés aux principes érigés par Atatürk à la fondation de la République en 1923.
Trois jours après l’annonce de l’entrée du foulard à l’armée, Hürriyet a jeté le trouble en suggérant que la décision avait été imposée par le gouvernement sans consultation avec le haut commandement. Dans un article signé par Hande Firat, la journaliste vedette du quotidien, l’armée était décrite comme « inquiète ». Dans le contexte de l’après-putsch, alors que le pouvoir est hanté par le soupçon du complot, écrire que l’armée est « inquiète » revient à prédire, voire à souhaiter, un second coup d’Etat.
« Ils vont le payer »
« C’est de l’insolence », a fulminé le président Recep Tayyip Erdogan avant son départ pour le Pakistan, mercredi 1er mars. « Ils vont le payer », a-t-il averti. Le président connaît bien la journaliste puisque c’est Hande Firat qui avait réalisé son interview la nuit du putsch raté, le 16 juillet 2016, lorsqu’il avait appelé la population à descendre dans la rue. Placée sous le coup d’une enquête, la jeune femme est désormais dans le collimateur des autorités.
Dans la foulée, la presse pro-gouvernementale a sonné l’hallali contre le groupe Dogan et ses médias. « Il ne s’agit pas d’un conglomérat économique ou de médias, mais d’un groupe qui a marqué notre histoire, a renversé des gouvernements, a fait nommer ou démettre des ministres (…). Il y aura d’autres attaques. Comme leur identité est menacée, ils seront une menace nationale croissante pour le pays », prédit Ibrahim Karagül, l’éditorialiste du quotidien Yeni Safak, le porte-voix du pouvoir islamo-conservateur.
Déplorant une « faute éditoriale », la rédaction de Hürriyet s’est dotée d’un nouveau rédacteur en chef, Fikret Bila, réputé plus prudent que son prédécesseur, Sedat Ergin.
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