Le 29 octobre restera un jour noir pour Erdem G., la cinquantaine, professeur dans une université d’Etat à Istanbul. « J’ai appris par les réseaux sociaux que j’étais licencié. Mon nom figurait sur un décret publié au Journal officiel. Je suis accusé de soutenir des organisations terroristes. Mes diplômes ont été confisqués, mon adresse mail a été effacée, l’accès à mon bureau m’est interdit. »
Après vingt ans de carrière à l’université, Erdem se retrouve sans emploi, sans assurance sociale, sans passeport. Sa femme et ses enfants n’ont plus de passeport non plus. En Turquie, les universitaires et leurs familles ont droit à des passeports de service, un privilège que l’Etat se réserve le droit de leur retirer. Quelque 74 562 passeports ont ainsi été annulés dans les trois semaines qui ont suivi le coup d’Etat raté du 15 juillet, selon un bilan annoncé alors par le ministère de l’intérieur.
Ces confiscations n’ayant pas fait l’objet d’une décision de justice, les passeports annulés sont répertoriés comme « perdus » par l’administration. Adopté dans le cadre de l’état d’urgence imposé au pays cinq jours après le putsch avorté, le décret ne peut être contesté. « Mon nom est marqué en lettres rouges sur le portail Internet du gouvernement, je ne pourrai plus travailler dans ce pays, ni dans le public ni dans le privé », murmure Erdem.
L’enseignant a fixé rendez-vous dans un parc d’Istanbul, à l’abri des oreilles indiscrètes. Comme la plupart des interlocuteurs rencontrés pour cette enquête, il ne veut pas que son identité soit révélée :  » Je ne suis pas le seul dans ce cas, tout le monde a peur.  »
 » à mort les putschistes ! «Â
Les menaces de mort qu’il reçoit quotidiennement par les réseaux sociaux ne sont pas faites pour le rassurer. Qu’a-t-il bien pu faire pour mériter un tel traitement ?  » Je ne comprends pas, je me pose des questions, dit-il. Sans jamais avoir été affilié à un parti, je suis de sensibilité socialiste. J’ai une activité syndicale, j’ai toujours participé aux grèves et aux manifestations, mais ça ne fait pas de moi un terroriste.  »
Son crime, suppose le professeur, est d’avoir apposé sa signature au bas d’une pétition. En janvier, plus de 2 000 chercheurs et universitaires ont signé, comme lui, un appel pour la paix dans le sud-est du pays, redevenu un théâtre d’affrontements entre les forces turques et les rebelles armés du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Les représailles n’ont pas tardé : exclusions, sanctions disciplinaires, non-renouvellement des contrats… Quatre universitaires ont été emprisonnés quelques semaines, puis relâchés dans l’attente de leur procès.
Après la tentative de renversement du président Recep Tayyip Erdogan par une partie de l’armée, dans la nuit du vendredi 15 au samedi 16 juillet, les signataires de cette pétition se sont retrouvés dans la ligne de mire des autorités. C’est le cas de Murat D., la trentaine, qui enseignait la philosophie dans une université d’Istanbul jusqu’à ce jour de septembre où il a appris que son nom venait d’être publié au Journal officiel sur une liste qui fait de lui un  » suppôt du terrorisme « . Depuis, il est sans travail et ne peut pas sortir du pays. Son épouse et leurs deux enfants en bas âge sont dans le même cas, leurs passeports sont caducs.  » Ce que nous vivons est kafkaïen « , dit-il.
Même si la paternité du coup d’Etat a été attribuée à Fethullah Gülen – prédicateur exilé aux Etats-Unis dont la Cemaat, la puissante communauté secrète, a longtemps été la meilleure alliée de l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002 –, une fois l’état d’urgence décrété, une répression implacable s’est abattue sur tous les corps de métier : fonctionnaires, militaires, magistrats, pilotes, médecins, hommes d’affaires, gouverneurs, journalistes. Au début, seuls les supposés adeptes de Gülen étaient visés. Détenir un compte à la banque Asya, l’institution financière de la Cemaat en Turquie, suffisait pour être mentionné sur une liste de suspects.
La soif de purger était grande, et le président Erdogan promit d’éradiquer les entreprises, associations caritatives et écoles liées au réseau Gülen – des  » nids de terroristes  » –, ainsi que d’assécher leurs sources de financement.  » A mort les putschistes « , scandaient des foules déchaînées, rassemblées chaque soir sur les places des grandes villes dans les semaines qui suivirent la tentative de coup d’Etat. On exalta les  » martyrs  » (246 morts côté loyaliste, la trentaine de morts du côté putschiste n’en faisant pas partie). Leurs photographies, en format géant, sont encore exposées dans certaines stations du métro d’Istanbul.
Très vite, la purge a fait tache d’huile. Militants de gauche, défenseurs de la cause kurde, syndicalistes, kémalistes aussi, se retrouvent aujourd’hui pris dans la nasse. Nul ne peut dire où la folle machine va s’arrêter. Accusées de soutenir le terrorisme, 37 000 personnes ont été mises en prison ou en garde à vue depuis le 15 juillet, tandis que 110 000 salariés ont été suspendus ou limogés, dont plus de 30 000 enseignants. Remplacer ces derniers n’a pas été difficile : des dizaines de milliers de jeunes enseignants diplômés, jusqu’ici sans affectation, en ont désormais une.
L’université a été mise au pas. Depuis le 29 octobre, les recteurs sont nommés par le président de la République et non plus élus par leurs pairs puis adoubés par Ankara, comme c’était le cas depuis 1992. Gülay Barbarosoglu, la rectrice de l’université du Bosphore, vient d’en faire les frais. Réélue en juillet avec 86 % des suffrages, elle a été remplacée le 12 novembre par Mehmed Özkan, un universitaire proche de l’AKP, choisi par le président.
Le coup d’Etat raté –  » un don de Dieu « , selon le président Erdogan – n’a fait qu’accélérer le processus de refonte du système éducatif qui avait été mis sur les rails bien avant la nuit du 15 au 16 juillet. Plus qu’une turbulence, la purge marque une étape supplémentaire vers la réalisation de la  » révolution culturelle  » voulue par le numéro un turc.
Le 1er février 2012, il s’était lancé dans un plaidoyer en faveur des écoles  » imam hatip  » (qui forment les imams, et où lui-même a été formé), vantant leurs bienfaits pour le système éducatif.  » Notre but est de former une génération pieuse « , avait-il proclamé. Une véritable idée fixe, réitérée en avril, lors d’une rencontre avec l’association Önder, qui regroupe les anciens élèves des imam-hatip :  » L’espoir du monde musulman, c’est la Turquie, et l’espoir de la Turquie, c’est vous.  »
Résultat, on ne compte plus les écoles publiques laïques transformées en imam hatip, y compris à Istanbul et à Ankara. Lorsque l’AKP est arrivée au pouvoir en 2002, 65 000 élèves y étaient scolarisés. Ils sont désormais 1,2 million, selon Bilal Erdogan, le fils cadet du président, qui dirige la fondation Türgev, active dans le domaine de l’éducation.
Cours sur  » les miracles de Dieu «Â
Soucieux du respect de la liberté religieuse, le président Erdogan a amendé, ces dernières années, les règles de la laïcité instaurées en 1923, à l’avènement de la République. Son gouvernement a ainsi successivement autorisé le port du voile islamique pour les femmes dans les universités, dans la fonction publique puis dans les lycées et les écoles secondaires, et tout récemment dans l’armée et la police, suscitant à chaque fois les critiques du camp laïque.
En 2014, le syndicat Egitim Bir Sen (pro-AKP, majoritaire) a tenté d’introduire l’idée d’une séparation des sexes à l’école, dans le souci de  » minimiser les problèmes de sécurité dus à l’attirance pour le sexe opposé « . La proposition n’a pas été retenue. Elle est revenue en force récemment, lorsque le directeur du collège public Ileri, dans la région de Mersin (sud du pays), a décidé de l’appliquer sans plus tarder. Le 28 octobre, il a demandé aux professeurs de séparer les filles des garçons. Une semaine plus tard, le ministère le suspendait de ses fonctions. Son zèle militant était allé trop loin.
La mise au pas des derniers bastions laïques nécessite du doigté. En 2014, une réforme a été engagée dans 155 lycées classés jusqu’ici comme les meilleurs de Turquie. Les prestigieux établissements publics d’Istanbul, où l’élite laïque  » en col blanc  » a été formée, ont vu leurs équipes pédagogiques démantelées, leurs méthodes d’enseignement mises au placard. Les activités culturelles ont ainsi été délaissées au profit de cours optionnels axés sur l’étude du Coran et de la vie de Mahomet.
En juin, les lycéens se sont mobilisés contre cette réforme : ils voulaient une  » éducation moderne « . A Istanbul, on vit les jeunes du lycée Kadiköy Anadolu tourner le dos à leur directeur et ceux de Galatasaray, le prestigieux lycée francophone, s’ériger contre  » l’asservissement au sultan « . Le mécontentement gronda dans 370 établissements à travers toute la Turquie. Leurs voix se sont ensuite perdues dans le tumulte du putsch.
Au cÅ“ur du quartier historique de Fatih, dans la partie européenne d’Istanbul, parents d’élèves et syndicalistes se retrouvent régulièrement à la terrasse d’un café, non loin du lycée Cagaloglu Anadolu, pour faire le point. L’humeur est morose. Mustafa Turgut, représentant du syndicat Egitim Sen (gauche laïque, minoritaire), raconte :  » Les pressions ont commencé avec l’arrivée du nouveau directeur, il y a deux ans. Bilan : 99 % des professeurs ont été mutés. Tout est bon pour imposer leur idéologie, y compris les murs du lycée, où des affiches d’inspiration religieuse ont été accrochées.  »
Nilay, dont la fille étudie au lycée de Vefa, dans la partie européenne d’Istanbul, se dit consternée par le cours sur  » les miracles de Dieu  » dispensé par le nouveau professeur d’histoire. Meral, une mère d’élève du lycée Kadiköy Anadolu, situé sur la rive asiatique, a remarqué que les enseignants nommés dans le cadre de la réforme,  » partagent tous l’idéologie de l’AKP « , ce qui n’est pas si grave  » quand ils enseignent les mathématiques  » mais l’inquiète davantage  » dès lors qu’il est question de philosophie et de littérature « .
A nouveau directeur, nouveau règlement. Au lycée Cagaloglu Anadolu, les jeunes filles ne sont plus autorisées à mettre de jupes. Le port du short est interdit pendant les cours de gym. Les pantalons collants sont bannis, ils doivent être larges pour ne pas dévoiler les formes. Zerha, mère d’une élève, est ulcérée :  » Quand l’AKP était dans l’opposition, jadis, ses militants criaient à la discrimination parce que le port du voile était interdit à l’école et à l’université. Et que font-ils, une fois au pouvoir ? Ils interdisent la jupe !  »
Une revanche de l’islam politique sur le camp laïque ?  » Il y a de ça « , estime Cayan Calik, représentant du syndicat Egitim Sen à Kadiköy qui dénonce le paternalisme autoritaire d’Erdogan. Mustafa Turgut déplore quant à lui le  » changement de mode de vie  » imposé de force aux milieux laïques et républicains. Les islamistes au pouvoir, prédit-il,  » ne se cantonneront pas à l’éducation, ils veulent transformer la société « . Il en est sûr,  » ça prendra du temps, mais ils finiront par y arriver « .
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