Prenez l’Éducation nationale et faites-en un ministère de l’Éducation islamique. Prenez les manuels et expurgez méthodiquement toute référence à la république et réécrivez l’histoire de la Turquie moderne de A à Z. Étouffez le feu révolutionnaire et une fois plongé dans l’obscurité prenez votre revanche en faisant briller l’astre ottoman. Faîtes l’éloge des sultans et portez le califat aux nues.

 

Bannissez la science et la philosophie, que jamais nos enfants ne doutent, ne raisonnent ni ne questionnent. Qu’ils aient la foi et pratiquent l’obéissance. Qu’ils sachent les vertus du dogme et non de la raison. Qu’ils assimilent athéisme et satanisme et tiennent les non-croyants pour des déviants. Parlez sans relâche de l’islam et de son prophète. Préparez-les au djihad et dupez-les à force de prières. Faites-leur craindre les flammes de l’enfer et aspirer aux promesses du paradis. Enfermez leurs esprits. Cloîtrez leurs corps. Aveuglez-les et bâillonnez-les.

Et ainsi que nul enfant ne quitte les plaines de Cilicie pour s’installer en ville, l’espoir chevillé au corps, comme [le romancier] Yasar Kemal en son temps. Que jamais ne puisse se trouver comme lui de journalistes, d’écrivains, d’artistes, de philosophes engagés, libres d’esprit et d’idées, ancrés dans leur époque, de telle sorte qu’aucun enfant ne s’abreuve de cette atmosphère pour offrir un jour à la langue turque ses plus beaux textes et ses plus belles épopées.

 

Adieu rockeuses et athlètes féminines

Que plus jamais une écrivaine de la trempe de Latife Tekin ne voit le jour. Que personne ne raconte plus comme elle, en plongeant dans ses propres racines, ces récits anarchistes, magnifiques et magiques même quand ils ont trait à la pauvreté. Qu’aucun enfant ne vive une enfance telle qu’il ne devienne un autre Nuri Bilge Ceylan, maintes fois récompensé à l’étranger pour ses films magnifiques dédiés à ce pays “beau et solitaire” qu’est la Turquie. Plus d’écrivains comme Aziz Nesin, de poètes comme Nazım Hikmet, de journalistes comme Ugur Mumcu, de pianistes comme Fazıl Say.

Ne songez pas voir apparaître une nouvelle Aslı Erdogan ou un nouveau Kücük Iskender. Oubliez les dessinateurs de presse comme Oguz Aral ou Yigit Özgür, les hommes et femmes de scène comme Gonca Vuslateri, les rockeuses comme Sebnem Ferah. Adieu les groupes de rock mixtes. Adieu les athlètes féminines habillées aux normes internationales. Que les étudiants en beaux-arts rougissent devant leurs modèles et que nos enfants, décérébrés par l’école, ne soient même plus capables d’imaginer un futur progressiste quand bien même aucune loi ne l’interdirait.

 

Nos enfants, comme des oiseaux en cage

Si les choses continuent comme ça, nos enfants auront une enfance radicalement différente de celle que nous avons connue. Nous avons grandi bercés par l’image d’Épinal du petit Mustafa Kemal [Atatürk] au regard bleu ciel courant dans les champs après les corbeaux. Mais nous avons également acquis suffisamment de recul et d’esprit critique pour alterner émotion et goguenardise devant cette naïve scène pastorale.

 

Le pouvoir tente d’emprisonner les enfants à sa charge dans le carcan de ses propres croyances. On ne table plus sur la raison et la confiance en soi, on n’accorde plus aucune place aux préférences individuelles et à l’esprit critique. Nos enfants sont comme des oiseaux en cage, condamnés à chanter un répertoire limité et à battre des ailes sans jamais être autorisés à prendre leur envol. À en croire les nouveaux programmes scolaires, nous ne descendrions pas du singe. Ce qui est certain, c’est que nous risquons rapidement d’en devenir !

Mine Söğüt