Des tee-shirts et des affiches à son effigie ; un hashtag, #FreeDeniz, sur les réseaux sociaux ; une manifestation devant l’ambassade de Turquie à Berlin ; une lettre ouverte signée par 160 députés du Bundestag : en Allemagne, la mobilisation en faveur du journaliste Deniz Yücel, le correspondant du quotidien Die Welt en Turquie, mis en garde à vue le 14 février à Istanbul, prend chaque jour un peu plus d’ampleur.
Mardi 28 février, l’affaire a toutefois pris une dimension nouvelle outre-Rhin après la décision, la veille par un tribunal d’Istanbul, de placer en détention préventive le journaliste turco-allemand, accusé d’« incitation à la haine » et de « propagande terroriste ». Une décision qui a conduit le ministère des affaires étrangères, mardi après-midi, à convoquer l’ambassadeur de Turquie à Berlin pour protester contre cette arrestation, qualifiée de « ni nécessaire ni proportionnée » par Sigmar Gabriel, le chef de la diplomatie allemande.
Agé de 43 ans, Deniz Yücel est notamment accusé par la justice turque d’avoir publié le contenu de la messagerie électronique de Berat Albayrak, ministre de l’énergie et gendre du président, Recep Tayyip Erdogan. La publication d’une blague à caractère ethnique, mettant en scène un Turc, un Kurde et un Laze, jugée de mauvais goût, a également été versée au dossier d’instruction.
Conséquences diplomatiques
Les courriels du beau-fils avaient été piratés par un mystérieux groupe baptisé RedHack. Le 23 septembre 2016, ils tournaient en boucle sur les réseaux sociaux, révélant de manière crue les pressions exercées par le gouvernement turc sur les médias, les mécanismes à l’œuvre pour manipuler l’opinion, ainsi que le népotisme régnant au sein du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur, au pouvoir depuis 2002).
Y figurait notamment un enregistrement d’Aydin Dogan, le magnat des médias d’opposition, recommandant à ses journalistes de ne pas trop s’en prendre au gouvernement AKP et leur conseillant, s’ils avaient formulé une critique un jour, de changer de sujet le lendemain. Des révélations sur les compromissions de Mehmet Ali Yalcindag, le gendre du magnat, président des médias du groupe Dogan, avaient fait couler beaucoup d’encre en Turquie, au point de l’acculer à la démission.
En publiant ces informations dans Die Welt, M. Yücel est devenu, aux yeux d’Ankara, un « porte-voix du terrorisme ». Lundi soir, plusieurs associations de défense de la presse, ainsi que des écrivains, se sont réunies à Istanbul pour protester contre son placement en détention. L’état d’urgence mis en œuvre après le putsch raté du 15 juillet 2016 permet aux autorités d’emprisonner ou de faire licencier les journalistes critiques, accusés de soutenir le « terrorisme ». En Turquie, ils sont près de 150 à se trouver actuellement en prison.
Une affaire politiquement délicate pour Merkel
En Allemagne, le ministre des affaires étrangères ne s’en cache pas : l’affaire Yücel aura des conséquences diplomatiques. « Cela doit être clair pour la Turquie que les temps sont tout sauf faciles pour les relations germano-turques et que le cas de Deniz Yücel rend les choses encore beaucoup plus compliquées », a déclaré, mardi, Sigmar Gabriel. Une allusion aux différents dossiers qui, ces derniers mois, ont opposé les deux pays, comme le vote d’une résolution du Bundestag qualifiant de « génocide » les massacres d’Arméniens perpétrés par l’Empire ottoman au début du XXe siècle, ou l’accusation formulée par Ankara contre Berlin d’avoir accueilli plusieurs responsables du putsch avorté contre M. Erdogan.
Sur le plan politique, l’affaire pourrait également se révéler délicate pour Angela Merkel. Outre-Rhin, plusieurs observateurs ont en effet noté que M. Yücel avait été arrêté seulement douze jours après la dernière visite de la chancelière à Ankara, lors de laquelle elle était pourtant venue rappeler à M. Erdogan son attachement aux valeurs démocratiques. La preuve, à leurs yeux, que l’Allemagne doit désormais se montrer beaucoup plus ferme vis-à -vis de la Turquie.
« Merkel doit se demander si elle n’a pas été, pendant trop longtemps, trop compréhensive vis-à -vis d’Erdogan. (…) L’accord [de mars 2016] avec la Turquie a certes permis de faire baisser le nombre de réfugiés arrivant en Allemagne. Mais cela ne doit pas empêcher Merkel de voir que la Turquie est en train de devenir un Etat autoritaire qui bafoue chaque jour un peu plus les valeurs et les principes de l’Europe démocratique, ce qui saute aux yeux avec l’affaire Yücel », écrivait, mardi, le quotidien munichois de centre gauche, la Süddeutsche Zeitung. Une opinion assez largement partagée à gauche et chez les écologistes, qui demandent à Mme Merkel de démontrer qu’elle n’est pas « l’otage » de M. Erdogan.
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