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Le Monde, le 26/06/2019
Par Marie Jégo
La manipulation du processus électoral a écorné la crédibilité du président Erdogan et de son parti, l’AKP.
Pour sa première apparition publique depuis l’échec cuisant subi par son parti lors de l’élection du maire d’Istanbul, le président Recep Tayyip Erdogan a promis de tirer les leçons « du message transmis par le peuple ».
S’adressant, mardi 25 juin, aux députés de son groupe parlementaire à Ankara, le numéro un turc a expliqué que le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), qu’il dirige, allait se réunir prochainement afin de déterminer « ses manquements, ses erreurs, ses désaccords ».
« Conformément à notre ligne politique, nous ne pouvons pas être en colère contre le peuple, lui en vouloir ou le blâmer », a-t-il expliqué à ses députés, les incitant à « ne pas rester sourds au message du peuple ». Rien n’a filtré en revanche sur les réformes auxquelles lui et sa formation pourraient consentir afin de regagner les faveurs de la population.
Interrogé sur la perspective d’un remaniement ministériel, M. Erdogan l’a d’emblée écarté. Selon lui, le régime présidentiel mis en place au printemps 2018 autour de sa personne, dotée de tous les pouvoirs, n’est pour rien dans l’échec subi par l’AKP. « Le peuple a accepté et s’est adapté au nouveau système », a-t-il assuré. Un comité présidé par Fuat Oktay, le vice-président, sera formé prochainement pour tenter d’évaluer d’éventuels manquements.
Dans les rangs de l’AKP, le silence règne. De rares voix critiques s’expriment sous couvert d’anonymat. « L’AKP est mort mais il ne le sait pas. On attend le cercueil », a expliqué au Monde un responsable islamo-conservateur d’Istanbul. Seule exception à la règle, le député AKP Mustafa Yeneroglu a osé critiquer sur son compte Twitter la décision de renouveler l’élection du maire d’Istanbul : « Nous avons perdu la ville parce que nous avons perdu notre autorité morale. »
Magistrale erreur tactique
« Le vote des électeurs l’a montré, l’AKP est fini », estime de son côté Ihsan Eliaçik, un théologien, chef de file du mouvement des musulmans anticapitalistes. En faisant annuler le scrutin municipal du 31 mars à Istanbul parce que son parti l’avait perdu, pour en convoquer un nouveau le 23 juin, qu’il a perdu de façon plus retentissante encore, le président Erdogan a commis le faux pas le plus marquant de sa carrière politique.
Cette manipulation du processus électoral lui a fait perdre en crédibilité. Une partie de la population, y compris ses sympathisants, a sanctionné son parti par les urnes pour cette raison. Selon les analystes, 4 % de l’électorat AKP à Istanbul a voté en faveur d’Ekrem Imamoglu le 23 juin. Cette magistrale erreur tactique, il la doit à lui seul. A moins que son entourage, de plus en plus restreint, occupé à des luttes intestines, peu au fait des réalités sur le terrain, n’ait eu son mot à dire dans la décision d’annuler l’élection.
Le « reis » s’est avéré incapable de mesurer le méÂcontentement de sa population, touchée de plein fouet par la récession.
Malgré son autorité verticale, ses pouvoirs démesurés, sa paranoïa sans cesse en éveil, le « reis » (le chef, l’un des surnoms de M. Erdogan) n’a pas vu venir les conséquences de son acte. Il s’est avéré incapable de mesurer le méÂcontentement de sa population, touchée de plein fouet par la récession économique, lassée du discours clivant et agressif de ses dirigeants. En imposant un deuxième scrutin, il s’est piégé lui-même.
Une crise diplomatique à venir
Pour redorer le blason de l’AKP et de son créateur, rien de tel qu’un grand sursaut national, qui verrait la population faire corps derrière son dirigeant. L’arrivée imminente des missiles russes de défense antiaérienne S-400, censés être livrés par Moscou le 15 juillet, jour anniversaire de la tentative de coup d’Etat de 2016, est l’occasion toute trouvée.
Une fois n’est pas coutume, l’opposition a été mise dans la boucle. Lundi 24 juin, au lendemain de la défaite de l’AKP à Istanbul, Hulusi Akar, le ministre de la défense, a fait la tournée des partis d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP) et le Bon Parti (Iyi Parti, droite nationaliste), pour avoir leur sentiment sur la livraison des missiles russes. Une initiative inédite, les partis d’opposition n’ayant jamais été consultés auparavant sur le sujet des S-400.
Incompatibles avec les systèmes de défense de l’OTAN, dont la Turquie est le pilier oriental, ces missiles antiaériens russes sont une source de tension permanente avec les Etats-Unis. Soumis à d’intenses pressions de Washington pour renoncer à cette acquisition, le président Erdogan répète à l’envi qu’il n’en fera rien.
La crise diplomatique couve. Ses conséquences – des sanctions préparées par le Congrès américain – risquent de porter un coup de grâce à l’économie mal en point. L’achat des S-400, une décision plus politique que sécuritaire, met M. Erdogan au pied du mur. S’il renonce aux S-400, il Ârisque de s’attirer les foudres du Kremlin. Et s’il persiste, il devra assumer les risques d’un sérieux coup de froid avec les alliés occidentaux de la Turquie, qui sont aussi ses principaux partenaires commerciaux.
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