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Le Monde, le 12.10.2015
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Des milliers de manifestants sont descendus dans les rues d’Ankara, dimanche 11  octobre, au lendemain du double attentat.
Depuis que les électeurs turcs ont refusé de donner, le 7 juin, la majorité parlementaire au Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) du président Recep Tayyip Erdogan, la Turquie s’enfonce inexorablement dans la violence et l’instabilité.
En cinq mois, le pays a basculé treize ans en arrière, renouant avec ses vieux démons : la guerre contre les rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), l’essoufflement de la croissance, la persécution des médias, la résurgence de « l’Etat profond » (derin devlet), soit la complicité entre la police, les services secrets et la pègre.
La guerre en Syrie, avec son cortège de réfugiés (2,2 millions de personnes) et sa lente contamination du territoire turc, où des « cellules dormantes » de l’organisation de l’Etat islamique (EI) seraient à l’œuvre, est une autre source de tensions.
Confronté, samedi 10 octobre, à l’attentat terroriste le plus meurtrier de l’histoire de la Turquie moderne (97 morts), le gouvernement a réagi en accusant les victimes, en interdisant aux médias de couvrir l’attentat et en bloquant l’accès aux réseaux sociaux, notamment Facebook et Twitter. Quelques heures après la double explosion, une circulaire signée du vice-premier ministre Yalçin Akdogan était envoyée au Conseil supérieur de l’audiovisuel (RTUK), interdisant aux radios et aux télévisions de couvrir l’attentat. Mais personne n’en a tenu compte.
Au même moment, Veysel Eroglu, le ministre des eaux et forêts, blâmait sur son compte Twitter les militants de gauche visés par l’attentat :
« Notre population doit manifester la plus grande prudence à l’égard de ces provocateurs engagés dans l’organisation de défilés terroristes dans le but de briser l’harmonie sociale. »
Le retour de la théorie du complot
Le président Erdogan a appelé à l’unité après l’attentat, mais la scène politique turque n’a jamais été aussi divisée. Sur les trois partis d’opposition représentés au Parlement, deux – le Parti républicain du peuple (CHP, social démocrate) et le Parti de l’action nationaliste (MHP, droite ultra-nationaliste) – ont été invités par le premier ministre Ahmet Davutoglu à venir discuter de la situation dimanche.
Seul Selahattin Demirtas, le chef du Parti de la démocratie des peuples (HDP, gauche, pro kurde), n’a pas été convié en raison de son attitude « irresponsable », a justifié M. Davutoglu. Le chef kurde, dont le parti HDP est ciblé pour la troisième fois par un attentat, n’a pas ménagé ses critiques envers l’AKP, invitant ses partisans à patienter jusqu’au 1er novembre, date des législatives, « pour renverser le dictateur ».
Islamo-conservateurs et gauche laïque pro-kurde sont à couteaux tirés. Pour les premiers, la double explosion est à mettre au compte du PKK. Pour les seconds, le gouvernement et le président sont coupables de n’avoir pas pris les mesures de sécurité nécessaires pour prévenir l’attentat. « Erdogan, assassin ! », criaient les manifestants sortis dans les rues d’Ankara au lendemain du drame.
La défiance est à son comble, la peur gagne le pays, les théories du complot ressortent des cartons. Les islamo-conservateurs, prêts à tout pour retrouver leur majorité parlementaire à l’issue du scrutin du 1er novembre, sont en grande partie responsables de cette dérive, maniant en permanence des discours de haine et de violence.
Vendredi, veille de l’attentat, les habitants de Rize, ville des bords de la mer Noire, ont pu assister à un bien étrange meeting. Sur la scène, micro en main, Sedat Peker, un parrain notoire de la mafia, représentant connu des « idéalistes » (ultra-nationalistes), rappelait au public qu’il fallait voter pour l’AKP parce que, « si Erdogan part, la Turquie partira elle aussi ». D’une main, il a fait le geste des Loups gris (organisation de jeunesse du MHP, ultra-nationaliste), de l’autre, celui, islamiste, de Rabia (quatre doigts levés, le pouce replié sur la paume) cher au président turc qui en use très souvent. C’est l’expression de la synthèse « islamo-nationaliste », un vieux projet politique, improbable mais caressé par les plus fanatiques des deux bords.
Premières funérailles des victimes de l’attentat d’Ankara dimanche 11 octobre.
« Nous allons utiliser notre droit à la légitime défense, le sang va couler à flots », a promis Sedat Peker, surnommé le « Reis » (« boss mafieux »). Ce titre figurait en bonne place sur les nombreuses affiches déployées en ville pour annoncer sa venue : « L’enfant du pays, le Reis Sedat Peker vient à Rize pour défendre l’antiterrorisme. » Une autre affiche signée de son nom clamait fidélité au président Erdogan : « Nous sommes avec toi, Maître ! » L’encadrement policier était à la hauteur de l’événement : chaque manifestant était soigneusement fouillé.
Liens avec le monde interlope
Condamné à maintes reprises pour racket, assassinat et même « complot contre l’Etat » en 2008 dans le cadre du grand procès dit Ergenekon, Sedat Peker sort tout droit des années 1990-2000. A l’époque, les personnalités politiques, notamment la première ministre Tansu Ciller et son mari Ozer, ne cachaient pas leurs liens avec le monde interlope, dont le « Reis » Peker. Englués dans la sale guerre au Kurdistan, où des escadrons de la mort, des groupuscules islamistes sanguinaires et des policiers de mèche avec la pègre faisaient régner la terreur, les gouvernements successifs flirtaient ouvertement avec les criminels.
Pendant treize ans, de 2002 à 2015, les islamo-conservateurs emmenés par Recep Tayyip Erdogan ont donné l’impression de vouloir rompre avec ces pratiques. Confrontés à la perte de leur popularité, ils semblent naviguer à vue. Prêts à tout pour assumer seuls le pouvoir, ils ont, semble-t-il, renoué avec cet « Etat profond » et trouble, au risque de mener le pays au naufrage.
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