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Syrie. Pillages, viols, saluts nazis… La ville arrachée aux Kurdes par les Turcs subit un véritable nettoyage ethnique.
«Personne n’ose témoigner par peur des représailles. » « Mon cousin a été tué il y a quelques jours. »« On ne peut plus les joindre, on leur a confisqué leur téléphone. » Voilà les réponses terrorisées de familles dont les proches sont restés à Afrine, ville kurde du nord-ouest de la Syrie. Depuis sa conquête le 18 mars par la Turquie et ses alliés syriens, des groupes armés islamistes, recueillir des témoignages sur place relève de la mission quasi impossible. Un black-out qui rappelle le temps où Mossoul et Raqqa subissaient le régime de terreur du califat de Daech.
Tout a commencé par le sac d’Afrine. Les images de combattants de groupes islamistes chargés de butin ont fait le tour du monde. « Ils ont pillé tout ce qu’il y avait dans les maisons », détaille une jeune femme restée sur place, dans un message audio à son oncle vivant en France, que Le Point a pu écouter. « Personne ne peut entrer dans le village. Ils ont imposé un couvre-feu de 18 heures jusqu’au matin. Si quelqu’un conteste leurs actes (…), ils répondent : “Taisez-vous, sinon on vous tire une balle dans la tête.” » Mais le pillage n’est que la partie émergée de l’iceberg. « Dans la ville de Rajo, ils violent les femmes et les jeunes filles », poursuit la nièce. Ce témoignage vient en confirmer un autre, capté par mégarde par une télévision turque fin mars. Au micro de Habertürk TV, une chaîne privée pourtant pro-AKP (le parti d’Erdogan), un habitant d’Afrine en colère s’écrie : « Ce sont des bandits, des terroristes. Ils ont pillé nos maisons. La nuit dernière, ils ont violé trois filles de 15 ans ! » Quant aux hommes, pas un jour ne passe depuis le 18 mars et la perte d’Afrine sans la nouvelle d’exécutions sommaires ou d’enlèvements et de torture dans des prisons établies par les groupes armés syriens ou par les services de renseignement turcs, en particulier à l’intérieur d’anciennes écoles. L’occupant dit traquer les anciens sympathisants ou membres du PYD, parti kurde qui contrôlait auparavant la région, lié au PKK, mouvement révolutionnaire que l’Etat turc considère comme terroriste. Un réseau indépendant d’activistes a dressé une liste de 257 « disparus », enlevés ou exécutés en cachette, qui n’ont pour la plupart rien à voir avec le PYD.
Vidéo. Les forces pro-Ankara à Afrine après la prise de la ville (images AFP/19 mars 2018).
Convertis de force. Parmi les Kurdes, les Yézidis sont le plus en danger, parce qu’ils ne sont pas musulmans. Comme au Sinjar, une montagne dans le nord-ouest de l’Irak où plusieurs milliers de membres de cette minorité religieuse, qui perpétue des croyances préislamiques, ont été tués ou enlevés par l’Etat islamique, les lieux saints des Yézidis d’Afrine ont été détruits. Et ces Yézidis qui sont restés sont soit exécutés, soit convertis de force. La quasi-totalité des 35 000 membres de cette communauté se sont cependant enfuis avant qu’Afrine ne tombe, comme les deux tiers de la population du district.
Selon les anciennes autorités kurdes de la ville, ce sont plus de 200 000 habitants qui ont fui à la mi-mars. 140 000 de ces « déplacés » ne peuvent retourner chez eux, a reconnu le Département d’Etat américain dans un point presse, début mai. Les chancelleries occidentales n’osent le reconnaître, mais c’est tout bonnement un nettoyage ethnique à très grande échelle que commet la Turquie. Au moins 120 000 de ces civils en fuite sont désormais coincés dans les campagnes du nord d’Alep, entre territoires du régime syrien et groupes pro-turcs, « dans des maisons abandonnées et des écoles converties en abris collectifs improvisés », explique l’Onu dans son rapport du 8 mai sur la crise humanitaire d’Afrine. Le texte rappelle que plus d’un mois et demi après la chute de la ville, les pillages et les arrestations arbitraires n’ont pas cessé.
« Processus de remodelage démographique ». C’est qu’il fallait faire de la place. Entre-temps, la Ghouta, banlieue rebelle de Damas, est tombée… et une bonne partie de ses survivants ont été envoyés, en car, directement à Afrine : « 10 000 déplacés originaires des campagnes de Damas résident apparemment dans deux camps autour des communes de Jinderes et Deir Ballut [villes du district d’Afrine] », poursuit le rapport. En outre, un nombre indéterminé de personnes s’est installé dans les maisons des Kurdes expulsés par les Turcs. La plupart sont des familles des groupes armés anti-Assad. Parmi lesquelles, ironie de l’histoire, au moins 618 Palestiniens originaires du camp de Yarmouk (sud de Damas), reconnaît un autre document de l’Onu, paru à la même date ! Ce n’est que le début : Erdogan a promis d’installer dans la zone pas moins de 350 000 Syriens vivant aujourd’hui en Turquie.
« La Turquie est bien engagée dans un processus de remodelage démographique d’Afrine », analyse froidement Nicholas Heras, chercheur associé au Center for a New American Security, un laboratoire d’idées proche de l’ancienne administration Obama. Avant de lâcher : « C’est un gros doigt d’honneur aux Kurdes de Syrie. » Pour cet expert du conflit syrien, « Erdogan est le grand perturbateur et le grand décideur » du moment. « En prenant Afrine, les Turcs ont consolidé la colonne vertébrale de leur zone de contrôle », de Jarabulus à Idlib. Ils sont désormais capables d’y expérimenter un nouveau projet, mélange inédit entre le fascisme néo-ottoman des Loups gris, les ultranationalistes turcs, et l’islamisme radical. Un conseil local a été formé, mais il n’a aucun pouvoir. L’administration réelle est partagée entre un préfet turc et les groupes armés. Le 9 mai apparaissait ainsi sur Internet une vidéo de l’agence de presse du gouvernement turc Anadolu, montrant une cérémonie de fin de formation de la nouvelle police d’Afrine, mise en place par la Turquie : les nouveaux policiers portent un uniforme noir impeccablement taillé digne des SA allemands et la barbe de rigueur dans les groupes islamistes. Et de hurler : « Pour la nation ! Takbir ! Allahu Akbar ! Devant le peuple ! Devant Dieu ! »en tendant leur bras en un vigoureux salut hitlérien.
Far West. Mais Erdogan maîtrise-t-il vraiment sa création ? C’est la question que se pose Nicholas Heras. « Il y a un risque réel que la Turquie crée à Afrine une sorte de Far West, dans lequel celui qui a des armes et de l’argent pourrait s’installer et contrôler le business du retour en Syrie. » Dès la fin mars, deux groupes armés se sont affrontés dans la ville tout juste prise : la division Al-Hamza, des rebelles autrefois soutenus par les Américains, et Ahrar al-Sharqiya, un groupe méconnu, originaire de Deir ez-Zor, fondé par un dissident de l’Etat islamique avec 150 à 200 anciens du front Al-Nosra, l’ancienne branche syrienne d’Al-Qaeda. C’est le second groupe, nettement plus radical, qui est sorti vainqueur, avec la bénédiction des Turcs. Si Ahrar al-Sharqiya, pour apparaître comme « modéré », se dit membre de l’Armée syrienne libre, il semble conserver une idéologie au moins salafiste, si ce n’est djihadiste. Dans les zones qu’il contrôle, le groupe impose la charia, le port du voile intégral, ainsi que l’interdiction de la cigarette et de l’alcool. « Le fait qu’Ahrar al-Sharqiya soit un groupe important à Afrine devrait nous inquiéter, juge Nicholas Heras. Le nombre important d’habitants que compte aujourd’hui la ville permet de couvrir les activités terroristes, ce qui va attirer d’autant plus de militants islamistes et de Syriens parmi les plus radicaux. Cela va faire d’Afrine le nouveau point de transit, pour le djihad contre Assad et pour celui mené contre l’Occident. »§
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