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Le Figaro, le 16/08/2021
Par Delphine Minoui
REPORTAGE – Avec la chute de Kaboul, ce dimanche 15 août, c’est désormais tout un peuple qui se retrouve condamné aux mêmes ténèbres, sans issue de secours.
Si le désespoir avait un visage, il ressemblerait à celui d’Abdul Karim Ouzbek. «J’avais déjà perdu deux enfants à cause des talibans. Aujourd’hui, j’ai perdu mon pays», chevrote ce natif de Takhar, en Afghanistan, réfugié in extremis à Van, en Turquie. Dimanche soir, il n’a pas fermé l’œil de la nuit, collé à l’écran de son smartphone, bombardé d’images de panique relayées sur les réseaux sociaux. Comme une traînée de poudre, le piège des «Étudiants en théologie» venait de se refermer sur l’Afghanistan. À 40 ans, ce père de six enfants connaît leurs méthodes moyenâgeuses – il les a déjà endurées de 1996 à l’intervention américaine de 2001. Il est familier de leurs menaces – il n’a cessé de les subir pendant la relative accalmie de ces deux dernières décennies. Jusqu’à ce que le danger frappe en direct à sa porte.
«Il y a deux ans, dit-il, des roquettes des talibans qui visaient une base militaire proche de chez moi m’ont volé mes deux aînés alors qu’ils rentraient de l’école. Puis, il y a quelques mois, j’ai perdu mon frère, après des menaces de mort ciblant mon neveu, soldat au sein de l’armée afghane». La tragédie de trop. Au début de l’été, la famille prend la fuite en catimini vers la Turquie, en passant par l’Iran. L’odyssée est cauchemardesque: après une semaine et demie de périple à travers les montagnes et 47 jours de détention chez un passeur véreux qui leur a volé tout leur argent, il ne leur reste plus rien, à part une vie en lambeaux.
Dans son malheur, Abdul Karim Ouzbek se sait pourtant chanceux. «Si nous étions restés en Afghanistan, nous serions morts», dit-il, assis en tailleur dans son appartement-refuge, meublé d’un simple matelas. Il y a vingt jours, après avoir reconquis la province de Takhar, dans le nord-est de l’Afghanistan, les combattants enturbannés ont perquisitionné sa maison et kidnappé sa nièce de 20 ans pour la marier de force à un taliban de 55 ans, «en renouant avec leurs vieilles traditions!», déplore Bibi, son épouse, en tirant sur son foulard. Avec la chute de Kaboul, ce dimanche 15 août, c’est désormais tout un peuple qui se retrouve condamné aux mêmes ténèbres. Et sans issue de secours: les vols civils vers l’étranger ont été suspendus.
À la frontière turque, depuis longtemps familière des voyageurs sans papiers, les portes se referment également à une vitesse grand V. Face à une augmentation des arrivées (entre 500 et 2 000 par jour selon les estimations), patrouilles et postes de contrôle se démultiplient. «Depuis le début de l’année 2021, 69 000 migrants illégaux – dont 80 % d’Afghans – ont été empêchés d’entrer en Turquie. En 2020, nous en avions refoulé 108 000 à la frontière», précise Mehmet Emin Bilmez, le gouverneur de Van, dans son bureau climatisé.
Barbelés et tranchées
Carte à l’appui, il dresse un inventaire détaillé du dispositif qui s’est renforcé ces deux dernières années, au fil de l’augmentation des arrivées: installation de barbelés, de tranchées, déploiement des «mêmes drones utilisés à Idlib, en Syrie, et fournis à l’Azerbaïdjan (dans le conflit au Haut-Karabakh, NDLR), pour traquer les passeurs». Sans compter la construction de miradors et de tours de contrôle, auxquels s’ajouteront bientôt des caméras thermiques et des radars équipés de détecteurs, «avec l’aide de l’Union européenne», précise-t-il. Ses propos font écho à ceux du président turc. «La Turquie fait face à une vague croissante de réfugiés afghans qui transitent par l’Iran», a déclaré ce dimanche Recep Tayyip Erdogan, lors d’une visite à Ankara de son homologue pakistanais, en mettant l’accent sur le nouveau mur de béton en construction à la lisière de l’Iran, et destiné à «entièrement bloquer les arrivées».
Mais rien ne semble arrêter les candidats à l’exil. «Des réfugiés? Je continue à en voir passer tous les jours devant ma maison», avance cet agriculteur kurde de Yukarikuyucak Köyü, qui préfère taire son nom. Dans son village, creusé dans une vallée dominée par les montagnes séparant la Turquie de l’Iran, les nouveaux arrivants débarquent souvent affamés et épuisés, cachés au milieu d’un troupeau de moutons. «Parfois, je leur donne de quoi manger», dit-il. Pour lui, la clôture en cours d’érection (5 kilomètres construits à ce jour le long d’une frontière qui en fait plus de 500) n’est qu’un effet d’annonce, visant à rassurer l’opinion publique dans une Turquie qui héberge déjà 4,5 millions de réfugiés (dont 3,5 millions de Syriens). «Le mur ne changera rien, poursuit-il. Ils trouveront toujours le moyen de le contourner ou bien de le surmonter en posant et escaladant une échelle.»
Il y a deux ans, des roquettes des talibans qui visaient une base militaire proche de chez moi m’ont volé mes deux aînés alors qu’ils rentraient de l’école
Abdul Karim Ouzbek
Dans cette région montagneuse à cheval entre deux pays, où les trafics en tout genre – cigarettes, essence, cocaïne – ont toujours existé, la professionnalisation des passeurs d’hommes, vendeurs de rêves et d’Europe, alimente le flux continu. «L’exil, c’est à la carte, en fonction du courage et des moyens de chacun!», cancane K., un passeur iranien, lui-même réfugié depuis peu en Turquie, avant d’énumérer, comme une voix off posée sur une réclame publicitaire, la panoplie d’options: «Il faut d’abord savoir qu’un voyage de Kaboul à Van coûte en moyenne 1 500 dollars par personne. Pour un faux “kimlik” (titre de séjour) permettant d’aller jusqu’à Istanbul, il faut compter 100 dollars de plus. Ceux qui veulent aller jusqu’en Europe en évitant la mer, moins chère mais plus risquée, pourront se faire faire un passeport de contrefaçon dans les 15 000 dollars». Camouflé au fond de sa poche, le sien sert d’exemple aux clients potentiels. À part sa photo d’identité, tout a été changé: nom, âge, lieu de naissance.
«Un vrai business s’est mis en place sur le dos des réfugiés. C’est même devenu une vraie mafia, où les passeurs profitent de leur vulnérabilité pour leur sous-tirer plus d’argent en les gardant en otage à l’arrivée. En plus, les passeurs savent qu’ils risquent une peine de prison limitée: entre 3 et 8 ans, bien moins sévère que celle d’au moins 20 ans qu’encourent les trafiquants de drogue», déplore Mahmut Kaçan, avocat spécialisé dans les droits de l’homme et des réfugiés.
Tombes anonymes
Bernés par ces charlatans de la route, les voyageurs clandestins n’ont souvent aucune idée de la dangerosité de leur aventure: il y a un an et demi, sept migrants ont péri dans le naufrage d’un bateau sur le lac de Van. «Chaque année, une quarantaine de réfugiés meurent de froid en traversant les montagnes», précise le gouverneur qui fait la chasse aux passeurs.
Au cimetière des «sans noms», à l’entrée de Van, des centaines de tombes d’anonymes morts sur la route de l’exil racontent cette cruelle réalité. Sur chaque stèle, un simple numéro peint en blanc défie les mauvaises herbes. Parfois s’y ajoute la ville d’origine, ou le sexe du défunt, en fonction des documents retrouvés sur sa dépouille. Mais ces jours-ci, le risque en vaut plus que jamais la peine face à la peur des talibans. C’est l’avis d’Azizollah, 17 ans, originaire de Baghlan, au nord de Kaboul, et tout juste arrivé en Turquie. Après quelques jours à dormir à la belle étoile sous un arbre du parc de la mosquée Hazrati Ömer, en plein cœur de Van, il squatte avec quelques copains un immeuble abandonné depuis que la police turque y a arrêté une dizaine de réfugiés pour les expulser. «Si je me fais attraper et renvoyé à la frontière, je reviendrai», insiste-t-il, en avouant avoir été refoulé à trois reprises avant de pouvoir fouler le territoire turc. Sans argent, inquiet pour les siens qu’il ne parvient pas à contacter, il n’a aujourd’hui plus aucune ambition, à part assurer sa survie quotidienne. Son rêve, dit-il, ne tient qu’en un seul mot: «la paix!»
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