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Le Monde, le 15/07/2017
Un an après le coup d’Etat avorté en Turquie, le chercheur Jean Marcou dresse le portrait d’un pays divisé.
Propos recueillis par Margot Cherrid
Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, une partie de l’armée turque se soulève et tente de renverser le gouvernement. Mis en échec, les responsables sont accusés par le président turc, Recep Tayyip Erdogan, d’appartenir au « mouvement Gülen », la confrérie islamiste du prédicateur Fethullah Gülen, réfugié depuis 1999 aux Etats-Unis.
Après ce putsch militaire raté, le pouvoir turc instaure, le 20 juillet 2016, l’état d’urgence et procède à une série de purges, essentiellement dans les milieux universitaires, de la justice et de l’armée (quelque 50 000 personnes auront été incarcérées et 150 000 fonctionnaires limogés ou suspendus). M. Erdogan se lance dans un reformatage de l’Etat. La victoire du oui lors d’un référendum constitutionnel, en avril 2017, étend ses pouvoirs, lui permettant de contrôler l’exécutif, mais aussi très largement le législatif et le judiciaire.
Jean Marcou, chercheur spécialiste de la Turquie et directeur des relations internationales de l’Institut d’études politiques de Grenoble, revient sur les événements de l’année écoulée et analyse la situation politique dans le pays.
Un an après la tentative de coup d’Etat et quelques mois après la réforme de la Constitution, dans quelle situation, notamment politique, la Turquie se trouve-t-elle ?
Jean Marcou. Le président turc applique une politique autoritaire. L’état d’urgence est périodiquement reconduit, la réforme des institutions a par exemple réduit l’autonomie de la justice et accru les pouvoirs présidentiels. On a également assisté à une réduction de la liberté de la presse. Beaucoup de personnes sont arrêtées sur des motifs d’implication extrêmement flous. Les ONG sont également intimidées : le 5 juillet, les dirigeants d’Amnesty International en Turquie ont par exemple été arrêtés.
L’Etat d’urgence permet également au gouvernement de licencier de manière impromptue, de prendre des mesures par décret pour l’essentiel et de gouverner avec un aval relatif et lâche du parlement.
Comment le président Erdogan justifie-t-il le maintien de l’état d’urgence ?
Tout d’abord par la lutte contre le terrorisme. La Turquie est l’un des pays les plus touchés par les attaques terroristes depuis 2015 et M. Erdogan légitime la mise en place de l’état d’urgence par une comparaison avec les pays européens qui appliquent la même politique.
Après le coup d’Etat avorté, le mouvement Gülen est devenu le principal ennemi du pouvoir. Puis on a observé une sorte de glissement sémantique dans le discours d’Erdogan. La notion de terrorisme s’est étendue à Daech, au PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, séparatiste] et rapidement à tout opposant accusé d’être plus ou moins lié à ces organisations. Dans la pratique, on se rend bien compte que l’état d’urgence sert une cause directement politique.
Entre la reprise en main de l’Etat et la réforme constitutionnelle, Erdogan dispose-t-il de tous les pouvoirs ?
On est déjà dans une situation très autoritaire, dont on aura la confirmation s’il est réélu en 2019. Il pourra alors par exemple dissoudre le Parlement quand il le souhaitera, supprimer le poste de premier ministre et sera donc seul chef de l’exécutif, mettant fin au modèle semi-présidentiel dans lequel se trouve la Turquie actuellement.
Dimanche 9 juillet, l’opposition a rassemblé des dizaines de milliers de personnes à Istanbul pour marquer la fin de la « marche de la justice ». Est-ce le signe qu’elle est toujours bien vivante ?
Oui, même si on comptait parmi les participants des soutiens de l’AKP, le parti politique [islamo-conservateur] au pouvoir, présidé par Recep Tayyip Erdogan, mais qui estiment que le président turc va trop loin dans ses réformes. Le mot d’ordre de cette marche était adalet, « justice » en turc. Pas laïcité ni démocratie, mais justice. Ce mot a une tonalité particulière en pays musulman. C’est une valeur qui a autant d’importance que la liberté.
Cette manifestation avait été organisée par le CHP, le parti kémaliste, pour libérer la justice du contrôle politique. Quelle est la situation de la justice turque aujourd’hui ?
Elle est très largement sous la coupe du pouvoir politique. Au cours de la dernière décennie, les réformes successives l’ont privée de son indépendance. Ces changements ont concerné les modes de recrutement, et la composition du Haut Conseil des juges et des procureurs (HSYK). Grâce à ces manœuvres, Erdogan a pu expulser les gülenistes et les juges de plus haut niveau qui lui étaient souvent hostiles dans les institutions judiciaires.
La justice est aujourd’hui docile et domestiquée, alors qu’il y a quelques années elle représentait encore un contre-pouvoir. En 2008, la Cour constitutionnelle avait par exemple failli dissoudre l’AKP.
L’armée a été l’une des grandes victimes des purges qui ont suivi la tentative de coup d’Etat. Dans quel état cette institution se trouve-t-elle ?
Pendant longtemps, l’armée était une sorte de gendarme, d’acteur politique prêt à commettre des coups d’Etat en cas de non-respect, par les dirigeants de certaines valeurs, comme la laïcité. A la suite de la tentative de coup d’Etat, elle a été mise sous contrôle du ministère de la défense et reformatée. Mais, en dépit de ces mesures particulièrement symboliques, on a assisté à une certaine modération dans l’épuration. Pour des raisons pratiques.
La Turquie est engagée militairement dans plusieurs conflits, y compris en Syrie. Pour combattre, elle a besoin de soldats expérimentés, et dont la formation est parfois longue. C’est par exemple le cas des pilotes de l’armée de l’air, qu’elle pourrait difficilement limoger.
L’opposition a-t-elle encore les moyens de s’exprimer, notamment dans la presse ?
Il existe toujours des médias d’opposition comme le magazine Radikal, mais les journalistes sont intimidés et ont perdu leur audace. Et pour cause : le délit de presse s’est généralisé ces dernières années. Plus de 150 journalistes sont emprisonnés aujourd’hui, accusés d’être complices du terrorisme.
Le tournant concernant la presse est à situer en 2011 avec l’arrestation du journaliste d’investigation Ahmet Sik. Il enquêtait sur la pénétration de l’Etat par le mouvement Gülen. Il a été libéré, puis de nouveau arrêté après le coup d’Etat pour propagande terroriste, sur des motifs très vagues.
C’est très révélateur de ce qui se passe en Turquie : on est entré dans une situation de conflit et de répression depuis beaucoup plus longtemps qu’on ne le pense. Le mouvement Gülen et la tentative de coup d’Etat ont servi de marchepied au gouvernement de l’AKP.
Le 3 novembre 2019, les Turcs voteront à l’occasion des élections présidentielle et législatives. Une inflexion du rapport de forces politiques est-elle envisageable ?
L’AKP est une machine à gagner : ils n’ont pas perdu d’élection depuis 2002. La principale raison de son succès est économique. Le parti a surfé sur une Turquie en développement, où le niveau de vie des classe moyennes néo-urbaines s’est élevé. Erdogan est toujours soutenu par une grosse moitié des Turcs, principalement issus des milieux populaires, des nouvelles classes moyennes et du milieu rural.
L’opposition est divisée. Elle rassemble trois blocs difficilement conciliables : les kémalistes (entre 25 % et 30 % des Turcs), le parti défenseur des droits des Kurdes (12 % à 13 %) et les nationalistes (entre 14 % et 15 %). Après les élections de 2015, ces trois groupes étaient majoritaires au Parlement, mais ne pouvaient pas s’accorder.
Il est également difficile de trouver un leader à l’opposition. Il semble que la « marche pour la justice » [organisée le 9 juillet 2017] ait permis de voir émerger la personne de Kemal Kiliçdaroglu. Jusqu’à présent il apparaissait comme quelqu’un de sympathique mais pas prêt à assumer un rôle de leader. Il a pris une autre dimension, il a lancé une nouvelle dynamique. Reste à savoir s’il parviendra à maintenir cet engouement.
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