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Les Echos, le 01/07/2022
Par Henri Gibier
Spécialiste de la géopolitique de l’Eurasie, Isabelle Facon a dirigé cet ouvrage collectif qui souligne les multiples ambiguïtés de la relation entre Moscou et Ankara, que la guerre en Ukraine vient une fois de plus de mettre au grand jour.
Le président russe, Vladimir Poutine, et son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan, au Kremlin à Moscou, en mars 2020. (Pavel Golovkin/POOL/AFP)
Le jeu parfois trouble que joue la Turquie depuis le début de la guerre en Ukraine ne devrait être une surprise pour personne. C’est une constante de l’histoire des relations entretenues par l’ex-empire ottoman avec son encombrant voisin de la mer Noire et avec un Occident dont il apparaît si culturellement éloigné.
Depuis le XVIe siècle jusqu’à l’aube du XXe, Russes et Turcs ont tout à la fois été des ennemis historiques (treize guerres, souvent féroces, les ont opposés) et des amis de circonstance. Selon le mot de l’ambassadeur du tsar à Constantinople en 1839, « la Russie n’a pas de milieu à prendre entre deux rôles, être le premier ami ou le premier ennemi de la Porte ». Car la géographie, et notamment l’intérêt stratégique que représentent pour les deux pays les détroits des Dardanelles et du Bosphore, n’a cessé de les rapprocher en même temps que de les pousser à l’affrontement.
L’alternance confrontation-paix a pris un tempo accéléré
Un des premiers gestes du président Recep Tayyip Erdogan quand Vladimir Poutine lança ses chars sur Kiev fut d’interdire le passage des navires de guerre entre la Méditerranée et la mer Noire, mesure réclamée par le gouvernement ukrainien, mais qui assure aussi une certaine tranquillité à Moscou à l’égard de toute tentative occidentale de désenclavement de l’Ukraine par la voie maritime.
Isabelle Facon, la coordinatrice de cet ouvrage qui tombe à pic, directrice adjointe de la Fondation pour la recherche stratégique, le reconnaît dans sa lumineuse introduction : « Dernièrement, on a pu avoir l’impression que l’alternance confrontation-paix a pris un tempo accéléré, compliquant encore l’analyse de la direction que pourrait prendre cette relation complexe. »
La principale interrogation concerne le sens à donner à la présence de la Turquie dans l’Otan, sa façon d’en jouer comme instrument de chantage à l’égard de ses « partenaires » occidentaux, ainsi qu’on a pu encore le constater avec le veto mis, dans un premier temps, à l’adhésion de la Suède et de la Finlande, puis levé il y a deux jours en échange d’un engagement des deux nations nordiques de coopérer avec Ankara dans sa lutte contre le PKK (Kurdes).
La Turquie, une machine à détraquer l’Otan ?
Lorsqu’elle est entrée dans l’Otan, en pleine guerre froide, la Turquie devait y faire figure, selon la formule de Dorothée Schmid – une des neuf contributrices et contributeurs à l’ouvrage – de « sentinelle face à l’Union soviétique ». Après les attentats du 11 septembre 2001, lui est dévolu un rôle central comme « amortisseur des chocs à l’interface du Moyen-Orient ». Elle s’y heurtera aux Russes choisissant le camp opposé au leur dans le conflit syrien jusqu’en 2016.
De même, l’annexion de la Crimée en 2014 est vivement dénoncée par le pouvoir turc. Mais parallèlement, les désillusions d’Ankara, voyant s’éloigner l’espoir d’être admis dans l’Union européenne, poussent la Turquie à adopter une diplomatie plus opportuniste, et centrée prioritairement sur sa zone d’influence, celle du « zéro problème avec les voisins ».
Avant même l’invasion de l’Ukraine, l’éventuel basculement d’Erdogan dans le camp de Poutine était vécu comme un cauchemar par l’establishment américain. « Au fil du développement de sa complicité avec la Russie, la Turquie se transforme en machine à détraquer l’Otan », souligne Dorothée Schmid.
Les facteurs de bonne entente entre Russie et Turquie
Un autre coauteur, Galip Dalay, attaché à un centre de recherche berlinois, revient sur le conflit libyen qui a donné prétexte à un pas de deux plus poussé entre Russes et Turcs. Autre facteur de bonne entente, la relation pétrolière russo-turque et le gazoduc Blue Stream rendent vital un minimum de coopération entre les deux pays, même si une des priorités stratégiques d’Ankara est la diversification de ses sources d’approvisionnement en hydrocarbures.
Le souci de l’ancien sultanat de disposer d’un accès à l’énergie nucléaire a également participé à ce resserrement des liens avec la Russie, depuis la fin des années 2000. Ces enjeux énergétiques sont particulièrement structurants pour les rapports entre les deux voisins, et ils ne sont pas sans conséquences pour l’Europe, qui a cherché, dans la dernière décennie, à ouvrir une nouvelle voie d’acheminement gazier en contournant la Russie par le sud.
La convergence Kremlin-Turquie dépend de l’Occident
Evidemment, les aspects militaires ne sont pas absents des analyses développées dans ce panorama très complet, la connivence pour le moins ambiguë sur ce terrain d’un membre de l’Otan avec Moscou s’étant notamment concrétisée, en septembre 2017, par la commande turque de systèmes russes antiaériens et antimissiles S-400. « Ne va-t-elle pas finir par priver l’Otan de son avant-poste méridional ? » se demande Isabelle Facon. Pour la spécialiste, l’attitude de l’Occident reste le facteur clé du devenir de la convergence entre le Kremlin et le pouvoir turc. Mais c’était avant que la déflagration de l’ordre international en Ukraine ne fasse à nouveau rouler les dés.
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