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Courrier international, le 21/01/2023
Assurer son avenir politique, renvoyer les réfugiés en Syrie et obtenir le démantèlement des positions tenues par les Kurdes sont les principales motivations du président turc derrière le rapprochement en cours avec le boucher de Damas, explique cet avocat et écrivain syrien.
Al-Jumhuriya
Traduit de l’arabe
Bachar El-Assad et Recep Tayyip Erdogan. DESSIN DE JAWAD MORAD, BELGIQUE/CARTOON MOVEMENT.
Les vainqueurs sont généralement objet de sollicitude. Qu’ils aient gagné contre un ennemi extérieur ou brisé des adversaires intérieurs, et quel qu’ait été le sang qu’ils ont versé pour y parvenir, les dirigeants du monde entier s’empressent de consolider leurs liens avec eux.
Cela fait partie des pratiques habituelles en politique. Il en a toujours été ainsi et cela n’a pas changé. Certes, les droits humains comptent davantage aujourd’hui en politique puisqu’ils ont été ancrés dans des textes de loi et dans des chartes internationales. Certes, courtiser les dictateurs passe aujourd’hui pour une pratique condamnable.
Mais même en mettant de côté le bilan en matière de droits humains du président syrien, Bachar El-Assad, il est difficile de comprendre pourquoi on devrait chercher à être en bons termes avec lui. Il y a en effet quelque chose de risible à l’idée de le considérer comme un vainqueur.
Or c’est précisément ce que fait le président turc, Recep Tayyip Erdogan. Celui qui aimait se présenter comme l’égal des grands de ce monde en est réduit à courtiser Bachar El-Assad, au mépris du peuple syrien, qui a tant souffert de la politique d’Ankara en Syrie, et qui souffrira encore de la réhabilitation de Bachar El-Assad par la Turquie.
Un enjeu déterminant pour la présidentielle
Bachar El-Assad n’est pas seulement un criminel de guerre dont plus personne ne conteste le caractère sanguinaire. Mais il est difficile aussi de le considérer comme un “vainqueur”. Car il contrôle à peine la moitié de son pays, et cela uniquement grâce à la présence de troupes étrangères [iraniennes et russes].
Si Recep Tayyip Erdogan en est réduit à vouloir se réconcilier avec cet homme, c’est qu’il est convaincu que cela peut assurer son avenir politique. [Dans la course à l’élection présidentielle turque, prévue en juin prochain], les chefs de file de l’opposition affichent d’ailleurs eux aussi leur volonté de normaliser les relations avec le dictateur syrien.
Le rapprochement avec Damas en tant qu’enjeu déterminant pour l’issue des prochaines élections en dit long sur l’état de la société turque. Dans ce pays affligé de multiples crises, la principale préoccupation semble être de se débarrasser des réfugiés syriens, qui comptent pour 5 % de la population globale du pays.
Qu’est-ce que Bachar El-Assad aurait donc à offrir en contrepartie ? On parle de quatre points : le renvoi en Syrie des réfugiés, le démantèlement des positions tenues par les Kurdes à la frontière, une solution pour les zones que la Turquie occupe en territoire syrien, ainsi que l’ouverture des flux commerciaux.
Un pari irréaliste
Pour ce qui est du premier point, le retour des réfugiés syriens, on peut douter que le régime souhaite le retour de millions de personnes, parmi lesquels beaucoup sont des opposants. Cela constituerait non seulement un fardeau économique, mais plus encore une menace politique.
Et à supposer qu’il en ait envie, encore faudrait-il qu’il s’abstienne de procéder à des arrestations arbitraires, aux tortures, aux disparitions forcées et aux assassinats parmi ceux qui reviendraient. Autrement dit, cela nécessiterait un vrai changement politique à Damas, alors même que le régime a préféré faire la guerre à son propre peuple plutôt que de concéder des réformes.
Pour ce qui est du deuxième point, à savoir le départ des combattants kurdes de la zone frontalière, cela ne dépend pas seulement de la volonté du régime et de ses alliés, mais également de l’accord des Américains.
Ensuite, cela provoquerait probablement des affrontements avec les combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui tiennent ces positions, mais aussi avec l’Union démocratique du Kurdistan (UPK), qui n’accepterait pas davantage de renoncer aux acquis des Kurdes en Syrie.
Qui plus est, il faudrait un déploiement des troupes du régime syrien pour contrôler ces zones frontalières. Il n’est pas certain que le régime ait ni la volonté ni surtout les moyens de prendre en charge le fardeau de la gestion économique et sécuritaire de ces zones.
Car il y aurait affaire à des dizaines de milliers d’opposants, civils et combattants, tout en devant éviter des affrontements majeurs et sans commettre des massacres susceptibles de provoquer de nouvelles crises sur la frontière turque.
Des gains économiques limités dans les deux pays
Ce qui nous amène au quatrième point, l’ouverture des flux commerciaux. En Syrie, cela ne permettrait pas d’améliorer la situation économique. Car il faudrait tout d’abord la levée des sanctions internationales. Il faudrait ensuite que le régime concède un changement profond de politique économique, ce qui paraît improbable. C’est en effet précisément pour éviter tout changement qu’il a mené la guerre à sa population.
Autrement dit, un rapprochement économique turco-syrien n’est pas susceptible d’atténuer la crise économique, ni en Turquie ni en Syrie. Mais en tout état de cause, c’est surtout le régime syrien qui en profiterait. Pour les Turcs, les gains économiques seraient limités.
L’explication se trouve ailleurs. La Turquie apparaît plus que jamais en position de faiblesse, à cause des erreurs passées du président Recep Tayyip Erdogan. Aujourd’hui, il essaie de se rattraper, mais il en commet de nouvelles, qui risquent d’abîmer encore plus son image et de nuire davantage à son économie.
Ce qu’il y a de tragique dans tout cela, c’est que ce même Recep Tayyip Erdogan avait pu se vanter de succès politiques et économiques sans précédent dans l’histoire de la Turquie durant ses dix premières années au pouvoir [à partir de 2003, en tant que Premier ministre]. Mais tout s’est mis à péricliter quand il a cédé à ses penchants autocratiques et s’est mis à jouer la carte d’un nationalisme borné, au détriment de la recherche d’une solution [pacifique] à la question kurde.
Reflet de la débâcle d’Erdogan
En réalité, l’ouverture du pouvoir turc à l’égard du régime syrien ne s’explique pas tant par la “victoire” présumée de Bachar El-Assad. Elle est plutôt le reflet de la débâcle de Recep Tayyip Erdogan. Il n’est pas exclu qu’il réussisse encore une fois à remporter les élections à venir, mais l’on sait déjà qu’il n’est plus porteur du projet qui lui avait permis initialement d’arriver au pouvoir.
Pour ce qui est du régime syrien, sa victoire sur l’opposition révolutionnaire est de toute façon actée. Tout comme il est acté que ce régime restera incapable de transformer sa victoire en une politique susceptible d’ouvrir des perspectives d’avenir.
Et ce n’est pas la Turquie qui pourrait y changer quelque chose, quels que soient ses efforts pour blanchir le régime d’Assad de ses crimes de guerres, en contrepartie de gains politiques dérisoires.
Sadek Abdul Rahman
Al-Jumhuriya
Al-Jumhuriya (“La République”) est un site web d’études et de débats créé en mars 2012 à Istanbul par un groupe d’intellectuels syriens exilés, dont Yassin Haj Saleh, Nayla Mansour et Yassin Swehat. Il publie des articles, des enquêtes et études de fond sur les transformations politiques, sociales et culturelles en Syrie et dans le monde arabe.
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