Même si la perspective un temps envisagée d’une adhésion à l’Union européenne semble de plus en plus s’éloigner, la Turquie n’en est pas moins déterminée à développer et confirmer une certaine influence sur la scène européenne. Sabina da Silva, chercheuse au Centro Studi di Politica Internazionale (CeSPI), analyse cette influence pour la région des Balkans, dans le cadre des travaux de l’Observatoire des Balkans de la Fondation Jean-Jaurès.
La tournée des Balkans occidentaux, qui a conduit le chef d’État turc Recep Tayyip Erdoğan en Bosnie-Herzégovine, en Serbie et en Croatie, s’est achevée le 8 septembre 2022. Ce voyage s’inscrit dans le cadre du minutieux travail de renforcement des liens bilatéraux avec les pays des Balkans, mené par le gouvernement turc depuis la fondation du Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, AKP) sous l’impulsion idéologique de l’ancien ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoğlu1. Les activités de coopération bilatérale qui, au cours des dernières décennies, ont été appliquées dans divers domaines, de l’économie à la culture en passant par l’éducation, se déplacent également en dehors des pays à majorité musulmane de la région – comme la Serbie – dans un programme précis de soft power structuré2. En témoignent, par exemple, l’essor des centres culturels d’État turcs Yunus Emre en Albanie, au Kosovo, en Macédoine du Nord, en Bosnie-Herzégovine et en Serbie, ainsi que la création de bourses spécifiques pour les étudiants des Balkans occidentaux – les étudiants kosovars, par exemple, figurent parmi les dix premières nationalités dans les universités turques3.
En plus de son engagement culturel et économique, la Turquie a fait preuve d’un engagement politique inlassable, cherchant à agir en tant que médiateur super partes dans les nombreux conflits ethniques au sein des pays de la région4. En témoigne le président Erdoğan qui, lors de la conférence de presse de fin de réunion de septembre 2022 avec la présidence tripartite de Bosnie-Herzégovine, a déclaré son soutien total à la stabilité du pays et au bon déroulement des élections nationales du 2 octobre et a appelé les composantes musulmane, serbe et croate à trouver un accord pour préserver l’intégrité territoriale du pays5. En Serbie, le leader turc s’est également montré conciliant, espérant que les récents accords entre Belgrade et Pristina conduiraient à une stabilité diplomatique entre les deux pays6.
Les raisons du succès de la projection turque dans les Balkans : entre liens culturo-historiques et charisme personnel
En raison de sa position stratégique qui fait des Balkans occidentaux « la porte d’entrée de la Turquie dans l’Union européenne7 », la région a toujours joué un rôle clé dans le programme de politique étrangère d’Ankara. Faisant déjà partie de l’Empire ottoman, les Balkans sont devenus une partie des intérêts stratégiques de la République turque nouvellement établie au tournant des deux guerres mondiales, avec la création de l’Entente balkanique, qui visait à protéger la région d’éventuelles attaques militaires et ingérences politiques de l’Occident, d’abord, et de l’Union soviétique, ensuite8. Pouvant compter sur un passé historique et culturel commun et sur le soutien des communautés turco-musulmanes de la région, la Turquie a lancé un programme d’investissement et de commerce massif, avec des exportations de 2,9 milliards de dollars et des importations de 700 millions de dollars en 2020, tandis que les investissements totaux en 2016 se sont élevés à 3 milliards de dollars, avec le lancement du projet de construction de la nouvelle autoroute reliant Belgrade et Pristina9. Cet activisme politique a amené les experts à se diviser entre ceux qui parlent de « néo-ottomanisme » turc – qui voient en Erdoğan un leader charismatique capable de restaurer l’ancien prestige de la Turquie en étendant sa sphère d’influence dans des régions historiquement sous domination ottomane – et ceux qui parlent plutôt d’une politique étrangère marquée par le pragmatisme économique10. Un pragmatisme qui rencontre un certain succès dans les pays vers lesquels il est orienté. Après la réunion en Serbie, le président Aleksandar Vučić a souligné le « rôle constructif de la Turquie dans le maintien de la stabilité régionale », en vantant les progrès réalisés par le pays sous la direction de l’AKP11. Au cours de la réunion, la volonté d’augmenter les échanges commerciaux entre les deux pays de la valeur actuelle de 2,5 milliards de dollars à une valeur de 5 milliards de dollars a également émergé12. Milorad Dodik, membre serbe de la présidence tripartite de la Bosnie-Herzégovine, semble être du même avis. Lors d’une conférence de presse en marge de la réunion de septembre, il a décrit Erdoğan comme « l’un des rares véritables leaders internationaux », soulignant la différence avec les leaders occidentaux13. Cette différence s’exprime, explique Milorad Dodik, dans « l’absence de conditionnalité » de l’aide au développement turque – alors que les paquets habituellement accordés par l’Union européenne sont souvent conditionnés à la mise en œuvre des réformes sociales et démocratiques nécessaires à l’entrée dans la famille européenne.
Relations avec l’Occident
Pour sa part, le leader turc souligne la « différence avec l’Occident » susmentionnée, tout en maintenant une ligne politique internationale « équidistante » en termes institutionnels. Bien qu’il adhère aux sanctions internationales contre la Russie, il qualifie la politique occidentale à l’égard de Moscou de « provocatrice ». Bien qu’il ne se présente pas comme un partisan explicite de l’action militaire, il considère le soutien militaire occidental apporté à l’Ukraine comme « inadéquat » par rapport au soutien militaire turc – dont les drones Bayraktar TB2 constituent la principale force militaire ukrainienne14. Le fait que le président turc ait précisément choisi le voyage dans les Balkans occidentaux pour formuler cette critique suggère que l’objectif ultime n’est pas tant de prendre une position ferme contre la Russie, mais plutôt de fournir aux pays de la région, à un moment où le processus d’adhésion lui-même est sous les feux de l’actualité internationale, une alternative politique à l’Union. Ensuite, Erdoğan s’est déjà révélé être un « interlocuteur privilégié » pour Moscou, ayant joué, avec l’OTAN, un rôle de premier plan dans les négociations qui ont abouti à l’accord sur les céréales de juillet 2022 – qui a permis à l’Ukraine d’exporter des marchandises bloquées dans le port d’Odessa – et ayant évité une nouvelle crise en novembre de la même année, à la suite de laquelle l’Ukraine a donné à la Russie de nouvelles assurances qu’elle s’abstiendrait d’utiliser les corridors céréaliers à des fins militaires15.
Confrontées à une relation difficile avec l’Union européenne, les négociations d’adhésion de la Turquie sont de facto gelées depuis 2016 et, en juillet 2022, le Parlement européen a déclaré qu’il « ne souhait[ait] pas reprendre les négociations d’adhésion » en raison de l’éloignement progressif d’Ankara des valeurs européennes et de la question chypriote non résolue16. Cependant, la participation de la Turquie au premier sommet de la Communauté politique européenne, qui s’est tenu à Prague le 6 octobre 2022, confirme, d’une part, à quel point le pays est un acteur stratégique avec lequel l’Europe est obligée de cultiver des relations et, d’autre part, à quel point l’Europe est un interlocuteur fondamental pour la Turquie elle-même, dans une sorte de relation d’amour-haine, de compétition-coopération, notamment sur les questions de sécurité et de migration17.
Depuis le controversé Accord sur les réfugiés de 2016, en effet, Ankara a toujours utilisé les flux migratoires illégaux comme une « arme de chantage » pour faire entendre ses demandes aux leaders de l’Union européenne, comme un robinet à « ouvrir et fermer » à sa guise, avec des résultats souvent critiques pour l’Union européenne. Ce fut le cas, par exemple, avec la crise migratoire de 2020, générée par la décision de la Turquie de laisser des milliers de migrants traverser la frontière vers la Grèce dans le but de pousser Bruxelles à fournir un soutien pour la gestion des 4 millions de Syriens situés en Turquie18. La Turquie, en effet, a souvent accusé l’Union européenne de retards et de défauts constants dans le versement des 6 milliards d’euros prévus pour la gestion des migrants syriens sur le sol turc. En 2017, le nombre de Syriens présents dans le pays a dépassé les 4 millions, tandis que les dépenses liées à l’accueil engagées par le gouvernement turc se sont élevées à plus de 40 milliards d’euros19.
Conclusion
Cependant, malgré l’engagement culturel et politique d’Ankara dans la région, il reste difficile de parler d’une « influence dominante » capable de constituer une véritable « menace » pour le modèle politique et culturel européen. Une autre pente particulièrement glissante pour le soft power turc est la question des écoles gülenistes en Macédoine, en Bosnie-Herzégovine, en Albanie et au Kosovo, bien qu’elles aient été mises hors la loi par le gouvernement turc, qui voudrait qu’elles soient fermées immédiatement20. La réponse des pays à la demande d’Ankara est différente : alors que l’Albanie a officiellement fermé les écoles gülenistes présentes sur son territoire en 202021, l’arrestation et l’extradition forcée de six citoyens turcs affiliés aux instituts incriminés et résidant au Kosovo ont provoqué une forte réaction d’indignation du gouvernement de Pristina22. La fermeture ou non des écoles a également provoqué d’inquiétantes dissensions internes en Bosnie-Herzégovine – où le principal parti bosniaque, le Parti d’action démocratique (SDA), historiquement proche de la Turquie, a soutenu la demande d’Ankara en conflit avec Bosna Sema, l’organisation éducative sous laquelle opèrent les instituts gülenistes – ainsi qu’en Macédoine du nord – où des dissensions sont apparues au sein même des cadres gouvernementaux sur la question23.
Nonobstant cette considération, le renouveau du rôle turc dans le cadre de la guerre russo-ukrainienne place l’Europe devant un choix stratégique entre deux valeurs distinctes : la stabilité des Balkans occidentaux et la politique de puissance de l’Union européenne. Dans les mois à venir, il sera crucial pour Bruxelles de décider s’il faut rechercher la stabilité (donc une approche coopérative) – et par conséquent unir ses efforts de médiation dans la région avec ceux de la Turquie, en mettant de côté les tensions qui sous-tendent les relations entre Ankara et Bruxelles – ou la compétition politique (donc une approche individualiste), en relançant le rôle de l’Union européenne comme seule véritable alternative au positionnement futur des Balkans occidentaux, tout en excluant une éventuelle coordination dans les interventions futures avec son allié turc.
Cette publication est une traduction en français dont la version originale est à retrouver ici et s’inscrit dans le cadre d’un projet intitulé Balkan Focus, en partenariat avec plusieurs fondations politiques européennes.