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Le Monde, le 18/04/2021
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Moscou suspend ses liaisons aériennes avec Ankara, qui renforce sa coopération avec Kiev sur les drones armés.
Un vent glacial souffle sur la relation particulière qu’entretiennent les présidents russe, Vladimir Poutine, et turc, Recep Tayyip Erdogan, jusqu’ici unis dans une forme de coopération hostile, tantôt alliés, tantôt adversaires.
A la consternation d’Ankara, la Russie a décidé de suspendre pour un mois et demi ses liaisons aériennes vers la Turquie, officiellement pour raison sanitaire, les contaminations au SARS-CoV-2 ayant atteint un niveau record parmi la population turque, avec plus de 60 000 cas enregistrés chaque jour.
Entrée en vigueur jeudi 15 avril, la décision mine le moral des professionnels turcs du tourisme, qui comptaient sur les arrivants russes pour repeupler les plages et les hôtels d’Antalya. Le coup est rude pour le gouvernement turc, qui, guetté par une crise monétaire, compte sur le tourisme et ses revenus en devises pour renflouer les caisses de l’Etat.
Il n’est pas certain que Vladimir Poutine ait eu seulement la pandémie à l’esprit lorsqu’il a fait part à son homologue turc de sa décision de suspendre le trafic aérien, vendredi 9 avril. Son coup de fil à M. Erdogan est intervenu à un moment symbolique, juste à la veille de la visite en Turquie du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, venu refaire provision de drones turcs.
Moscou s’inquiète du regain de coopération militaire entre l’Ukraine et la Turquie, craignant pour son hégémonie dans la région. Les équilibres géopolitiques ont été chamboulés en 2014 par sa décision d’annexer la Crimée, péninsule ukrainienne depuis 1957.
Fabrication conjointe
Dans l’est de l’Ukraine, le conflit déclenché par la Russie entre les séparatistes qu’elle soutient et les forces ukrainiennes a coûté la vie à près de 14 000 personnes. Aujourd’hui, la guerre menace de repartir de plus belle. Les tensions sont montées d’un cran depuis le déploiement ces derniers jours par Moscou de milliers de soldats et d’armement lourd le long de la frontière russo-ukrainienne.
Dans ce contexte, l’acquisition par Kiev de drones turcs armés inquiète tout particulièrement les militaires russes, convaincus que ces armes seront bientôt utilisées contre leurs protégés, les séparatistes prorusses des régions de Donetsk et de Louhansk, dans l’est de l’Ukraine.
De son côté, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, n’a pas oublié que les drones turcs ont donné à l’Azerbaïdjan un avantage décisif dans la guerre menée contre les Arméniens à l’automne 2020 pour le contrôle de la région du Haut-Karabakh. C’est pourquoi il veut en acquérir plus et renforcer la coopération militaire avec Ankara.
En 2019 déjà , l’Ukraine avait acheté à la Turquie six drones Bayraktar TB2 et plusieurs stations de contrôle. D’autres contrats ont, entre-temps, été signés, notamment pour l’acquisition de 48 nouveaux drones turcs issus d’une production conjointe.
Turcs et Ukrainiens mettent actuellement la dernière main à la fabrication du futur drone de combat Akinci, capable de porter des armes, de voler plus haut, d’être connecté à un réseau de données par satellite, disposant d’une autonomie de cinq heures.
Pour la fabrication de ce drone, l’Ukraine, qui a conservé quelques beaux restes du vieux complexe militaro-industriel soviétique, fournit à Baykar, le fabricant turc de drones, un moteur à propulsion. Une société mixte, Black Sea Shield, a été créée entre Baykar et Ukrspetsexport, fleuron de l’industrie de défense ukrainienne. D’autres projets visent la fabrication conjointe de missiles, de systèmes de radar et de guidage.
Par son soutien à Kiev, Erdogan se range aux côtés de ses alliés de l’OTAN, qu’il avait déçue en achetant les systèmes de missiles russes S-400
En exportant les produits de son industrie de défense, M. Erdogan renforce son poids dans la région. Par son soutien à l’Ukraine, il se range aux côtés de ses alliés de l’OTAN, qu’il avait déçus en achetant les systèmes de missiles russes S-400, incompatibles avec les défenses de l’Alliance.
Ses déclarations sur la Crimée sont une autre source d’inquiétude pour Moscou. Recevant son homologue ukrainien samedi 10 avril à Istanbul, il a réitéré son attachement « à l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine ».
« Intégrité territoriale »
Dans une déclaration commune, publiée à l’issue de la visite, MM. Erdogan et Zelensky se sont engagés à favoriser « l’intégrité territoriale de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues et la fin de l’occupation de la Crimée et des régions de Donetsk et de Louhansk ».
Autre sujet tabou, M. Erdogan a réaffirmé son soutien à la candidature de l’Ukraine à l’OTAN, ce qui revient à agiter un chiffon rouge sous le nez de Vladimir Poutine, qui se sent encerclé par l’OTAN en mer Noire. La Roumanie, la Bulgarie, la Turquie sont dans l’Alliance, la Géorgie et l’Ukraine rêvent d’en être.
Aucun pays ne devrait « nourrir les tendances militaristes de l’Ukraine », a déclaré Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, deux jours après la visite du président ukrainien à Istanbul. Par ailleurs, Moscou ne désespère pas de convaincre Ankara « du caractère erroné de sa position sur la Crimée », a renchéri, vendredi, Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin.
Si MM. Erdogan et Poutine sont jusqu’ici parvenus à s’entendre sur des théâtres d’opérations lointains, notamment en Syrie, ils peinent à concilier leurs intérêts en mer Noire, où la position turque semble plus proche de celle de ses partenaires occidentaux.
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