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Le Monde, le 25/04/2021
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Admettre l’existence des massacres perpétrés en 1915 en Anatolie équivaudrait pour Ankara à nier le récit national sur lequel la République s’est établie.
La Turquie « rejette entièrement » la reconnaissance du génocide arménien par les Etats-Unis, a déclaré Mevlüt Çavusoglu, le ministre turc des affaires étrangères, quelques minutes après la déclaration du président Joe Biden, samedi 24 avril. « Les mots ne peuvent changer ou réécrire l’histoire. Nous n’avons de leçons à recevoir de personne sur notre histoire », a-t-il tweeté en réaction à la décision venue de Washington. Il a convoqué, dans la soirée, l’ambassadeur américain pour protester, a rapporté l’agence de presse d’Etat, Anadolu.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, prévenu dès vendredi par son homologue américain, Joe Biden, n’a pas réagi. Avant l’annonce officielle, il a adressé ses condoléances à Sahak Mashalian, le patriarche de la communauté arménienne de Turquie, pour les « conditions difficiles » qu’elle a endurées pendant la première guerre mondiale. Il a déploré l’instrumentalisation de l’histoire « par des tiers », une expression qui avait été utilisée précédemment par le patriarche arménien, apparemment aussi contrarié que M. Erdogan par la reconnaissance du génocide. « Recep Tayyip Erdogan » a été « le seul haut fonctionnaire d’Etat de l’histoire de la République turque » à partager « notre douleur et un certain respect pour les enfants de notre nation qui ont perdu la vie en exil », a souligné le chef religieux.
« Le chien aboie, la caravane passe »
Les responsables turcs estiment que la décision de Washington est contre-productive, « sans fondement juridique », a expliqué le président du Parlement, Mustafa Sentop. Elle risque de nuire à la relation turco-américaine, dégradée par de multiples contentieux, dont l’achat par Ankara de missiles russes S-400.
Les médias pro-gouvernementaux ont crié à « la déclaration scandaleuse de Biden ». « Macron non plus n’est pas resté calme », a constaté le quotidien Yeni Safak, une allusion à la visite du président français au mémorial du génocide arménien à Paris. Lapidaire, le quotidien islamiste Yeni Akit titrait : « Le chien aboie, la caravane passe. »
Reconnu par une trentaine de pays et par la communauté des historiens, le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman est nié par la Turquie depuis la naissance de la République en 1923. Les historiens estiment qu’en 1915 environ 1,5 million d’Arméniens et plusieurs centaines de milliers de Chrétiens d’Orient ont été tués, ou sont morts à la suite des marches forcées et des déportations systématiques.
L’historien d’origine turque Taner Akçam, installé aux Etats-Unis, a pu prouver, grâce à l’étude de la correspondance privée des organisateurs du génocide et des procès-verbaux des quelques responsables jugés par des tribunaux militaires en 1919, que le meurtre collectif des Arméniens avait été planifié par l’Etat ottoman. Pour ça, il a reçu des menaces de mort.
Le journaliste Hrant Dink, fondateur du journal Agos, publié en turc et en arménien, faisait l’objet de menaces lui aussi. Il est tombé sous les balles d’un nationaliste, le 19 janvier 2007. Son assassinat, jamais vraiment élucidé, a créé une véritable prise de conscience dans la société turque, devenue plus sensible à la question arménienne.
« Injuste, injustifié et injustifiable »
Au plus haut niveau de l’Etat, le déni est de mise. Ankara continue à parler d’un dégât collatéral à replacer dans le contexte de la première guerre mondiale. Le mot génocide, tabou, n’est jamais prononcé.
Les arguments sont les suivants, les Arméniens s’étaient rangés du côté des envahisseurs russes, ce qui justifiait les représailles à leur endroit. La certitude que des Arméniens ont massacré des Turcs et non l’inverse revient souvent dans le discours. En 2019, le président Erdogan avait ainsi évoqué, dans un message diffusé sur Twitter, « le déplacement des bandes arméniennes et de leurs partisans, qui massacraient le peuple musulman, y compris les femmes et les enfants dans l’est de l’Anatolie ».
La reconnaissance du génocide arménien par l’administration américaine a soudé l’opposition derrière M. Erdogan. Toutes les formations politiques, à l’exception du Parti démocratique des peuples (HDP, gauche prokurde) ont critiqué la déclaration de M. Biden. Kemal Kiliçdaroglu, le chef du Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), avait prévenu dès vendredi que l’emploi du mot honni serait « injuste, injustifié et injustifiable ».
Ekrem Imamoglu, le maire d’Istanbul a dénoncé samedi soir « une grave erreur » de la part de Washington. Enfin Meral Akşener, la chef du parti d’opposition de centre droit Iyi Parti (Le Bon Parti), a parlé d’« un calcul à court terme » autour du « prétendu génocide ».
Admettre le génocide arménien équivaudrait pour les autorités turques à nier le récit national sur lequel la République s’est établie. De plus cette reconnaissance serait lourde de conséquences car, après la reconnaissance, pourrait venir le temps « des compensations et des demandes de restitution de terres », explique le chroniqueur Ugur Dündar sans les pages du quotidien Sözcü.
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