LETTRE D’ISTANBUL
Ulcérés par le refus des Pays-Bas d’autoriser deux ministres turcs à animer à Rotterdam des meetings en faveur du oui au référendum constitutionnel organisé par Ankara le 16 avril, les partisans du président Recep Tayyip Erdogan ont perdu l’entendement.
Mercredi 15 mars, la municipalité d’Istanbul a annulé son jumelage avec Rotterdam. « Impossible d’avoir une relation fraternelle avec ces gens-là  », a fulminé le chef de l’Etat.
Dans la foulée, l’association des producteurs de viande rouge a annoncé le renvoi aux Pays-Bas de quarante vaches frisonnes. « La race Holstein est assez répandue dans notre pays mais elle commence à poser de sérieux problèmes », a confié Bülent Tunç, qui dirige l’association, à  l’agence de presse officielle Anadolu.
La crise a gagné Twitter, avec le piratage, par des hackers pro-Erdogan, de nombreux comptes à travers le monde, dont ceux, entre autres, de l’Unicef, du journal allemand Die Welt, de la BBC pour l’Amérique du Nord, de l’agence Reuters au Japon, de Russia Today en langue espagnole, du Parlement européen, d’Amnesty international ou de Starbucks Argentine. « Voici une petite claque ottomane pour vous », disaient les messages en turc postés sur les comptes piratés avec force croix gammées.
Le renvoi des vaches hollandaises, les cyberattaques, les saillies rageuses de M. Erdogan sur le « fascisme débridé dans les rues de l’Europe » risquent de marquer un point de non-retour dans la relation entre Ankara et l’Union européenne (UE), à un mois du vote référendum sur l’élargissement des pouvoirs du « mucahit » (combattant), l’un des surnoms du président turc.
Détestation de l’Occident
On est loin de l’islam politique retenu qui servait de vitrine au Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) à son arrivée au pouvoir en 2002. L’heure est à la synthèse islamo-nationaliste, à l’agressivité, à la détestation de l’Occident. L’idée, ressassée à l’envie par la presse pro-gouvernementale, est que l’Europe – dégénérée, corrompue et hypocrite – n’est plus une référence civilisationnelle aux yeux des Turcs.
« Nous savions qu’ils n’allaient pas nous accepter et de toutes les façons nous n’avions pas l’intention de les rejoindre », écrit l’éditorialiste Ibrahim Karagül dans le quotidien pro-gouvernemental Yeni Safak (édition du 15 mars). Et c’est tant mieux car « de nombreux Etats européens sont en pleine régression alors que nous sommes en plein essor ». D’ailleurs, « leurs services secrets ont organisé des actions terroristes dans nos rues », affirme le chantre de l’islamo-nationalisme.
Une forme d’hystérie collective s’est emparée d’une partie du pays. La raison a été débranchée, la réflexion dépassionnée est inenvisageable. L’élite politique donne le ton.
Ainsi, le maire (AKP) d’Ankara, Melih Gökcek, s’est fait fort de déclarer récemment à des journalistes américains en visite dans sa ville que les secousses telluriques survenues début février à Canakkale (région des Dardanelles) avaient été orchestrées par Israël et les Etats-Unis.
Un étrange rituel
Aveuglés par l’émotion, des « patriotes » ont brûlé un drapeau français, dimanche 12 mars à  Samsun (région de la Mer Noire), pensant qu’il s’agissait du drapeau néerlandais.
La confusion entre les emblèmes français, russe et néerlandais ne date pas d’hier. En novembre 2015, au plus fort de la crise diplomatique avec la Russie, des ultranationalistes avaient jeté des œufs sur le bâtiment du consulat des Pays-Bas, pensant qu’il s’agissait de celui de la Fédération de Russie, situé quelques numéros plus bas sur Istiklal, la grande artère piétonne d’Istanbul.
François Hollande en a pris lui aussi pour son grade sur les réseaux sociaux, à  cause de son nom de famille. Au moment où l’avion de Mevlut Cavusoglu, le ministre turc des affaires étrangères, était empêché, samedi 11 mars, d’atterrir à Rotterdam, des twittos ignares fustigeaient le président français. « Vous vous prenez pour qui ? », « Vos peurs vont se réaliser », écrivait un certain Nuray. « On vous laissera pas entrer dans notre pays », menaçait Serhat Sönmez.
Cette poussée de nationalisme a conduit à l’organisation d’un étrange rituel, le 12 mars, dans la ville d’Izmit (région de Marmara). Quelques dizaines de jeunes militants de l’AKP ont réalisé une performance consistant à poignarder des oranges puis à en boire le jus.
« Pays-Bas fascistes »
De loin, on aurait pu croire à quelque coup de pub destiné à vanter les vertus de la vitamine C. En réalité, il s’agissait d’une allusion à la maison d’Orange-Nassau, la dynastie régnante des Pays-Bas, que les jeunes islamo-conservateurs avaient à cœur d’humilier.
« Les Pays-Bas, qui ne valent même pas la peau d’une orange, ont franchi un pas qu’ils vont regretter », a déclaré Erem Kahraman, le chef de l’organisation de jeunesse du parti AKP pour la ville d’Izmit.
Autour de lui, quelques garçons, les fronts ceints du bandeau « Jeunesse du Reis » (Reis signifie chef en turc), ragaillardis par le jus d’orange, criaient leurs slogans hargneux, « Pays-Bas fascistes », tout en chantant la gloire de leur président bien-aimé : « Père, nous sommes sur ton chemin ».
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