Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, déclare vouloir venir prononcer un grand discours en Allemagne. Il veut défendre son projet de réforme constitutionnelle et ainsi franchir le dernier pas qui sépare son régime autoritaire d’une authentique dictature. La manœuvre est perfide : Erdogan veut profiter de notre liberté d’expression et de réunion pour mieux la supprimer dans son propre pays. Accepterons-nous cela ?

De nombreuses voix s’élèvent pour réclamer l’interdiction des interventions du chef d’État turc et des marionnettes qui lui servent de ministres sur le sol allemand. Plusieurs communes ont déjà annulé des meetings, officiellement pour des raisons de sécurité. Mais en interdisant ces discours dont elles n’approuvent pas le message, les autorités cèdent précisément à ce réflexe d’intolérance qu’elles reprochent au despote d’Ankara.

Maintenir le dialogue

Sa justice arbitraire a fait incarcérer le correspondant de Die Welt, Deniz Yücel, pour ses écrits réprouvés par le régime. Plus de 150 journalistes turcs ont déjà été réduits au silence par l’appareil de répression du président Erdogan. Les responsables politiques allemands seraient bien avisés de ne pas jouer les offensés. Décréter des sanctions économiques contre la Turquie ou interdire à ses ressortissants l’entrée sur le territoire seraient des réactions de dépit, mais ne seraient d’aucun secours pour personne. Même si cela est difficile à admettre, il faut maintenir le dialogue avec Erdogan, ne serait-ce que pour pouvoir venir en aide à ceux que le régime persécute, comme Deniz Yücel. Mais il faut mener un dialogue digne, indépendant et conforme aux convictions qu’on défend.

Lever les inhibitions

Hélas, Angela Merkel et son gouvernement ne se montrent pas dignes et souverains face à Erdogan. Ils font preuve d’une navrante inhibition. Car la politique d’Angela Merkel envers la Turquie est fondée sur la peur. La peur de voir Erdogan dénoncer l’accord sur les réfugiés – ce qu’il menace régulièrement de faire. Le principe de cet accord est simple : la Turquie, où vivent près de trois millions de réfugiés, est chargée d’empêcher l’arrivée d’une nouvelle vague de migrants en Allemagne. Erdogan se fait grassement payer pour ce job de vigile : non seulement il reçoit des milliards d’aide pour l’accueil des réfugiés, mais il bénéficie aussi d’une réaction modérée – et embarrassée – face à son orientation antidémocratique et à son mépris des droits de l’homme.

Angela Merkel, dont les chances de réélection seraient annihilées si l’Allemagne devait faire face à un nouvel afflux de réfugiés, en arrive à faire preuve de soumission à l’égard du président turc. Qu’Erdogan anéantisse des villages kurdes entiers, qu’il incarcère à tour de bras des maires ou des journalistes, le gouvernement allemand n’a pas – ou si peu – de commentaires à faire.

Instaurer une politique migratoire européenne

Pour retrouver une attitude digne et conforme à ses propres valeurs, Angela Merkel doit d’abord se libérer de sa peur. Sans aller jusqu’à dénoncer elle-même l’accord sur les réfugiés, la chancelière ne doit plus se laisser dicter son comportement par cette crainte. Il est temps d’imaginer des alternatives : il faut mettre en place une politique migratoire européenne et ne plus déléguer la sécurité des frontières à la Turquie. Il faut apporter de l’aide aux États clés que sont la Grèce et l’Italie – les fonds, les infrastructures, le personnel qualifié, dont ils ont besoin pour enregistrer les migrants aux frontières extérieures de l’Europe, examiner leurs cas et, le cas échéant, ordonner leur expulsion. Il est grand temps de se libérer de l’emprise d’Erdogan.

Markus Feldenkirchen
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