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Le Monde, le 04/05/2019
Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Depuis le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016, les décisions de justice se multiplient contre la société civile, avec des verdicts à géométrie variable.
Condamnés à la prison à perpétuité, les journalistes turcs Ahmet Altan et Nazli Ilicak gardaient pourtant espoir. Ils comptaient sur les recours individuels déposés auprès de la Cour constitutionnelle pour entrevoir la fin de leur incarcération, intervenue dans le cadre des purges qui ont suivi le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016.
Vendredi 3 mai, la plus haute juridiction du pays a tranché en leur défaveur. Neuf juges, sur les quinze qui siègent à la Cour – trois nommés par le Parlement, douze par le président – ont estimé que les autorités turques n’avaient pas attenté à leurs libertés.
Ahmet Altan, 69 ans, ancien rédacteur en chef du quotidien Taraf, et Nazli Ilicak, 75 ans, journaliste de renom et ancienne députée (1999-2001), vont donc rester en prison.
Arrêtés peu après le coup d’Etat manqué, tous les deux ont été condamnés à la perpétuité pour leur coopération présumée avec « l’organisation terroriste » du prédicateur Fethullah Gülen, accusé par Ankara d’avoir fomenté le coup. Une collusion assimilée à une « tentative de renversement de l’ordre constitutionnel ».
Court mais sanglant (250 morts), le soulèvement d’une partie de l’armée, le 15 juillet 2016, a servi de prétexte au président Recep Tayyip Erdogan pour mettre la société civile en coupe réglée. Magistrats, universitaires, journalistes ont été condamnés à des peines de prison pour leur collusion présumée avec Gülen et/ou avec les militants autonomistes kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Arrestations de masse
Les arrestations, les procès se succèdent aujourd’hui encore à un rythme soutenu. Les condamnations pleuvent. Vendredi, onze praticiens de l’Union des médecins turcs (TTB) ont été condamnés à vingt mois d’emprisonnement pour avoir protesté publiquement contre l’incursion de l’armée turque dans la région kurde d’Afrine dans le nord-ouest de la Syrie en janvier 2018.
Une pétition, un tweet, une déclaration suffisent à envoyer n’importe quel individu en prison. Les intellectuels surtout. Les preuves à charge sont souvent absurdes. Ahmet Altan a ainsi été accusé, à l’égal de son frère Mehmet, journaliste et universitaire, d’avoir émis des « messages subliminaux » lors d’un passage à la télévision, la veille du coup.
Nazli Ilicak se voit reprocher, entre autres, d’avoir partagé « un tweet favorable au putsch » au lendemain des événements. L’accusation y a vu une grave violation de la Constitution. En février 2018, un tribunal d’Istanbul a condamné les trois journalistes à la réclusion à perpétuité « aggravée », c’est-à -dire assortie d’un régime carcéral dur.
Seul Mehmet Altan en est sorti. Il a été sauvé par un arrêt de la Cour constitutionnelle turque reconnaissant que ses droits individuels avaient été bafoués. Une heure plus tard, un tribunal de quartier revenait sur la décision, prononçant son maintien en détention.
Décisions arbitraires
L’institution judiciaire s’est longtemps montrée réticente à le libérer. En mars 2018, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) avait jugé sa détention illégale, sans résultats. Il a fallu attendre quatre mois pour que la décision soit appliquée. Le 27 juin 2018, les portes de la prison de haute sécurité de Silivri, située à la périphérie d’Istanbul, se sont enfin ouvertes sur Mehmet Altan.
Ahmet Altan, son frère, n’a pas eu la même chance. La Cour l’a débouté vendredi, estimant que sa détention n’était pas illégale, et que sa liberté n’avait pas été bafouée. Depuis le 23 septembre 2016, il est détenu à l’isolement à Silivri.
Les décisions de la Cour sont à géométrie variable. Autant les dossiers d’accusation se ressemblent, autant les jugements divergent. Vendredi, les juges ont ainsi estimé que les droits du journaliste Ali Bulaç, emprisonné 650 jours durant pour ses liens présumés avec le mouvement Gülen, avaient été violés.
Jeudi, la Cour avait reconnu la violation des libertés individuelles pour Kadri Gürsel, l’ancien chroniqueur du quotidien d’opposition Cumhuriyet et pour Murat Aksoy, journaliste au quotidien Yeni Hayat, aujourd’hui fermé. Une compensation financière (40 000 livres turques soit 6 000 euros) a été accordée à Murat Aksoy, mais pas à Kadri Gürsel.
Le même jour, Murat Sabuncu, Akin Atalay, Ahmet Sik et Bülent Utku, tous des anciens employés et journalistes de Cumhuriyet, plaidaient eux aussi la violation des libertés individuelles. La Cour les a déboutés.
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