Au soir d’un réveillon pluvieux, le cœur d’Istanbul avait des allures de forteresse imprenable : plus de 17 000 policiers déployés dans le centre-ville pour assurer le bon déroulement des fêtes de fin d’année. A chaque carrefour, un véhicule des forces de l’ordre est posté en faction. Les voitures sont scrupuleusement contrôlées. Même un simple scooter de livraison de McDonald’s n’échappe pas à l’inspection policière. La statue d’Atatürk, au centre de la célèbre place Taksim, émerge à peine de la muraille de barrières métalliques censée la protéger. On palpe les sacs, on fouille les piétons. La crainte d’un attentat est diffuse.

 

Impuissance

Pourtant, malgré cela, à 1 h 15, un homme lourdement armé fait irruption dans la très select boîte de nuit Reina, sur les rives huppées du Bosphore, et ouvre le feu aveuglément. Le bilan est tragique : 39 morts, 23 Turcs et 16 étrangers. Les blessés se comptent par dizaines. Dans le chaos, le meurtrier parvient même à échapper à l’imposant dispositif policier déployé, sur terre comme sur mer, autour de l’établissement. Une vaste chasse à l’homme est lancée à travers Istanbul. L’attentat n’est pas revendiqué, mais les cibles et le mode opératoire – rappelant les attaques du Bataclan et du Pulse à Orlando – semblent porter la signature de l’Etat islamique (Daech).

 

Pour Ankara, l’aveu d’impuissance est là, malgré des milliers de policiers, le système sécuritaire turc a une nouvelle fois failli. «Un grand nombre de policiers ne signifie pas une plus grande sécurité. C’est la base», déconstruit Nihat Ali Özcan, expert turc des questions de sécurité. Et de lister : «Il faut miser sur le renseignement, sur une stratégie sécuritaire, sur la coopération internationale. C’est très vaste. Et pour la Turquie, le compte n’y est pas.» Loin de là.

 

Sur les douze derniers mois, treize attaques d’ampleur ont frappé le pays, dans ses marges comme dans ses métropoles. Le tribut est lourd : des centaines de personnes ont perdu la vie dans ces attaques revendiquées par des groupes affiliés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ou attribués à l’Etat islamique. «C’est que la Turquie doit faire face à de nombreuses menaces, le PKK, Daech, mais aussi le Feto», le mouvement proche de l’imam Fethullah Gülen, accusé d’être le cerveau du coup d’Etat manqué de juillet, justifie Cevat Önes, ancien cadre du renseignement turc, le MIT. «Mais avec autant d’attentats en un an, c’est évident qu’il y a des failles dans le renseignement», admet-il.

 

Des failles pas si anciennes. Matant les putschistes, le président Erdogan organise une reprise en main du système. Un processus qui passe par les purges massives des institutions turques : les forces de sécurité sont les plus touchées. «La police, l’armée, les services de renseignement ont été nettoyés des éléments gulénistes, solidement implantés dans le système», rappelle Nihat Ali Özcan. Les services de renseignement au sein de l’Intérieur voient 90 % de leurs effectifs écartés. Et leurs remplaçants soulèvent de nombreuses questions, comme semble le penser l’expert turc : «Ils manquent d’expérience et de capacité opérationnelle.» Et dans ce contexte de chasse aux sorcières par le pouvoir, la loyauté prime sur l’efficacité. «On assiste à la politisation du renseignement», soupire-t-il.

 

Velléités régionales

Mais, pour certains observateurs, le véritable talon d’Achille sécuritaire d’Ankara réside surtout dans ses velléités régionales. «Il y a un lien évident entre ce climat de tension interne et la politique extérieure menée par la Turquie, comme lorsqu’elle s’implique massivement en Syrie, depuis le lancement de l’opération « Bouclier de l’Euphrate », pour combattre la menace terroriste sur le terrain», explique l’ancien membre du renseignement. Sous pression, les jihadistes choisissent de porter la guerre en plein cœur du territoire turc. Le massacre de Reina pourrait tristement en être un nouvel exemple.

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