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Le Monde, le 16/08/2018
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Le président turc et ses partisans continuent la confrontation avec Washington, alors que l’économie du pays est affaiblie.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan (à droite) et l’émir du Qatar, Tamim Ben Hamad Al-Thani, à Ankara, le 15 août. HANDOUT / REUTERS
Quarante jours après son sacre d’« hyperprésident » aux pouvoirs élargis, le chef de l’Etat turc, Recep Tayyip Erdogan, se retrouve face une crise diplomatique d’ampleur avec les Etats-Unis qui risque d’entraîner le pays vers la récession. Le défi est risqué pour un dirigeant dont la popularité s’est établie sur une promesse de prospérité économique. En seize ans passés à la tête du pays, d’abord comme premier ministre puis comme président, l’homme est parvenu à prendre le contrôle de toutes les institutions – l’armée, la justice, la police, l’éducation, le Parlement, les médias. Mais, lorsqu’il a voulu prendre en main l’économie, les choses se sont compliquées.
L’économie turque est fragile car dépendante des financements extérieurs. Effrayés par la perte d’indépendance de la banque centrale, peu rassurés par la nomination du gendre présidentiel, Berat Albayrak, à la tête du ministère de l’économie et des finances, les investisseurs ont fui.
La crise avec les Etats-Unis a fait le reste. La chute de la livre turque, constante depuis le début de l’année, s’est accélérée peu après le refus d’Ankara de libérer et de renvoyer chez lui le pasteur évangélique américain Andrew Brunson, détenu depuis vingt-deux mois à Izmir pour « espionnage » et collusion avec des « organisations terroristes », ce qu’il nie.
Washington a sorti son bâton
Le président américain, Donald Trump, et son vice-président, Mike Pence – ce dernier appartient à la même congrégation religieuse que le pasteur Brunson –, ont fait de ce dossier judiciaire leur cheval de bataille. Les Tweet trumpiens appelant à la libération du pasteur « bon père et bon chrétien » n’ont produit aucun effet, Washington a donc sorti son bâton.
Des sanctions, d’une portée symbolique, ont été prononcées contre deux ministres turcs suivies de l’annonce du doublement des tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium turcs à destination des Etats-Unis. En quelques jours, la devise turque a perdu 20 %.
Depuis, les deux alliés de l’OTAN se rendent coup pour coup. Mercredi 15 août, Ankara a riposté avec l’imposition de fortes taxes douanières sur une série de produits américains. Et, dans la foulée, un tribunal a rejeté une nouvelle fois la demande de remise en liberté du pasteur Brunson.
Après s’en être remis à Dieu, aux bas de laine de sa population, puis à l’émir du Qatar, Tamim Ben Hamad Al-Thani, venu réconforter son allié mercredi à Ankara avec la promesse d’investir encore 15 milliards de dollars (13 milliards d’euros) dans l’économie turque, le reis ne donne aucun gage d’apaisement.
De Rize à Ankara, il a tonné ces jours-ci contre la « guerre économique »,fomentée en sous-main par des ennemis extérieurs, ruinant les efforts de son gendre, qui répète que « toutes les mesures nécessaires ont été prises ». La presse progouvernementale délire. « Plus qu’une guerre économique, c’est une lutte politique, géopolitique, (…) nous assistons à une désintégration qui va secouer toute la région », écrit Ibrahim Karagül, l’éditorialiste vedette du quotidien Yeni Safak, le 13 août.
Jusqu’où M. Erdogan est-il prêt à aller dans son duel avec l’administration américaine ? Ses options sont limitées. S’engager dans une guerre commerciale contre les Etats-Unis alors que l’économie turque est largement dépendante du billet vert a tout l’air d’un suicide. Emprunter sur les marchés mondiaux, en dollars surtout, est en effet vital pour la Turquie, qui va devoir lever 230 milliards de dollars dans les douze mois à venir pour combler son déficit des comptes courants (7 % en 2018) et refinancer sa dette.
Le reis ne voit aucune crise
Faute d’un compromis avec Washington, d’autres sanctions vont suivre, au risque de voir la monnaie s’effondrer et les investisseurs se détourner encore davantage. Le compte à rebours a commencé. Washington a posé un ultimatum pour la libération du pasteur et celle de quinze autres personnes détenues – des citoyens américains, des binationaux ainsi que trois employés turcs des missions diplomatiques américaines en Turquie.
« L’administration va rester très ferme sur le dossier. Le président est déterminé à 100 % à ramener le pasteur Brunson à la maison et, si nous ne voyons rien venir d’ici à quelques jours ou à une semaine, d’autres mesures seront prises », a expliqué, mardi, un responsable à la Maison Blanche à l’agence Reuters sous couvert d’anonymat.
Les prochaines sanctions pourraient viser directement le palais. « Il ne serait pas surprenant que le Trésor américain prenne des mesures envers des personnes-clés proches d’Erdogan dans le cadre de la liste Magnitski globale », explique Aykan Erdemir, chercheur à la Fondation pour la défense des démocraties à Washington et ancien député du Parlement turc, joint par mail.
Adoptée par le Congrès des Etats-Unis contre la Russie en 2012, devenue « globale » en 2016, la liste Magnitski, du nom du juriste russe Sergueï Magnitski, mort de sévices en détention après avoir dénoncé la corruption des autorités, ouvre la porte à des sanctions envers des entreprises ou des personnes physiques ayant bafoué les droits de l’homme. Face à la tourmente qui s’annonce, le numéro un turc, lui, ne voit aucune crise. « Nous rencontrons régulièrement les industriels, les syndicats, personne ne dit que l’économie va mal ! », a-t-il déclaré le 11 août, face à ses partisans réunis à Rize.
Pour Soner Cagaptay, chercheur au Washington Institute et auteur d’une biographie du président turc (The New Sultan, I. B. Tauris, 2017, non traduit), « Erdogan tire son soutien de la prospérité économique qu’il a contribué à apporter. L’effondrement de la monnaie est particulièrement troublant à ses yeux. Il fait la forte tête, il en appelle à sa base, laquelle est convaincue que la Turquie est attaquée par l’Occident, avec l’idée que les Etats-Unis sont derrière le coup d’Etat raté de [juillet] 2016. Erdogan s’efforce de rejeter la faute sur Washington, mobilisant le sentiment nationaliste pour renforcer son soutien ».
Lecture biaisée des événements
Autour de lui, c’est à qui niera le plus fort la réalité. Sur leurs comptes Facebook et Twitter, ses adeptes ont posté des vidéos où on les voit enflammer des billets de 1 dollar ou se moucher dedans. « Le dollar perd de sa valeur face à la livre », titrait mardi le quotidien progouvernemental Sabah, alors que la devise turque venait de gagner 5 %. Conclusion : « La monnaie américaine a perdu de sa fiabilité. » Sabah est le journal préféré de M. Erdogan. Il ne lit que ça. Ne maîtrisant aucune langue étrangère, il n’a pas accès à la presse internationale, se fiant aux rapports de ses nombreux conseillers, peu enclins à le contredire. Sa lecture des événements, qui prend racine dans une formation intellectuelle essentiellement militante, s’en trouve nécessairement biaisée.
Adhérent au mouvement islamiste dès l’âge de 21 ans, Recep Tayyip Erdogan a été marqué par deux maîtres à penser, Necmettin Erbakan, le père de la droite islamiste turque, et Necip Fazil Kisakürek, un idéologue islamo-conservateur. Comme lui, des générations de conservateurs pieux et de nationalistes ont été nourries de leurs écrits anti-occidentaux et antisémites, fondés sur une approche conspirationniste de l’histoire.
Ainsi, dans ses Mémoires, Necmettin Erbakan affirme que les « sionistes »étaient à la manœuvre en 1923 au moment de la signature du traité de Lausanne. Ce sont eux, assure-t-il, qui ont contraint les Turcs à renoncer à leur identité religieuse en contrepartie de la reconnaissance des frontières du pays. Certes, le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur, au pouvoir), fondé par M. Erdogan et quelques compagnons en 2001, a pris ses distances avec le courant politique représenté par Necmettin Erbakan. Mais ils adhèrent à la théorie complotiste.
Selon le chercheur Aykan Erdemir, le président « vit dans une autre dimension depuis pas mal de temps déjà ». Sa propension à nier la réalité est « un mécanisme de défense psychologique ». « Il refuse de reconnaître qu’il a détruit l’économie nationale à cause de sa mauvaise gouvernance au service d’un capitalisme de connivence. Il trouve plus commode de dire que la crise a été orchestrée par une “cabale secrète”, qu’il décrit comme “le lobby des taux d’intérêt”. Cette chimère est conforme à la vue complotiste du monde à laquelle il a adhéré pendant sa jeunesse au sein du mouvement islamiste. »
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