Un très ambitieux projet de réforme constitutionnelle est actuellement en débat devant le Parlement turc. L’AKP envisage une refonte complète des institutions politiques. Objectif : mettre fin au caractère parlementaire du régime parlementaire en confiant au président de la République les pleins pouvoirs exécutifs. Si le projet est adopté en l’état, Recep Tayyip Erdoğan se verra accorder le droit de dissoudre le Parlement, de nommer le gouvernement, de diriger l’armée, de faire voter le budget et de décréter l’état d’urgence. Il obtiendra également le droit de se représenter deux fois, ce qui lui permettrait de rester en fonction jusqu’en 2029. Réactions d’Oya Baydar, écrivaine et figure de l’opposition turque, sous forme de lettre ouverte aux députés du Parlement turc parue sur le site d’informations T24.

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Ne vous offusquez pas de ce qu’une simple citoyenne ose vous écrire. Ne faites pas la sourde

Ne vous offusquez pas de ce qu’une simple citoyenne ose vous écrire. Ne faites pas la sourde oreille. Je ne suis pas de ces flagorneurs qui vous entourent. Je ne suis pas de ces serviles qui se vouent corps et âme à leurs dirigeants. Je ne suis le soldat de personne. Je fais partie de ces millions de citoyens (hélas) incapables de dissocier leur sort de celui de leur pays et révulsés par ce qui se passe. Je suis partie intégrante de cette “volonté nationale” dont vous nous rebattez les oreilles mais dont vous excluez plus de la moitié de la population. Je suis une citoyenne de Turquie et vous devriez œuvrer pour le bien, le bonheur et le futur de gens comme moi.
Si nous partageons tous, à des degrés divers, une part de responsabilité dans ce qui arrive à ce pays et ce quel que soit notre bord politique ou idéologique, la responsabilité principale incombe à ceux qui sont au pouvoir. C’est pourquoi je m’adresse en priorité aux députés de l’AKP [islamo-conservateur, au pouvoir] et du MHP [de droite nationaliste, à l’initiative de la réforme] : ne vous obstinez pas dans l’erreur en signant la fin du régime parlementaire. “Ce torchon sera l’acte de décès de notre système politique”.
Je dois vous prévenir, dans la langue simple, directe, sans chichis d’une citoyenne lambda : le projet constitutionnel actuellement en débat est une menace pour la représentation nationale. Ce texte, que dis-je, ce torchon sera l’acte de décs de notre systme politique. Pour employer une image qui vous est chère, il fera de ce Parlement une assemblée de martyrs. Voter en faveur de ce texte reviendrait à poignarder cette démocratie que nous tentons tant
bien que mal de préserver contre vents et marées. Tous ceux qui voteront en faveur de ce texte resteront dans l’Histoire comme les bourreaux du régime parlementaire, quand bien même certains d’entre vous s’aviseraient par un sursaut de conscience de voter contre. La faute serait telle que nul ne pourra espérer demander pardon devant Dieu ou le peuple.
Il y a le risque de dérive dictatoriale. Il y a le désir irrépressible de Recep Tayyip Erdoğan de contrôler seul le présent et l’avenir de ce pays.
Mais il y a pire encore. Comment changer de Constitution alors même que le sang coule de toutes parts, que la société turque se disloque et se divise sur tous les fronts ? Les Constitutions émanent d’une certaine forme de consensus sociétal. Elles résultent d’une volonté de rassembler ou, à tout le moins, d’apaiser les conflits et divisions et non de souffler sur les braises de la discorde. Une Constitution qui passerait sous silence les volontés d’une majorité de la population pour ériger la tyrannie d’une minorité au rang de loi serait nulle et non avenue.
Il est certes nécessaire de débattre point par point pour démontrer le caractère nocif du projet d’ensemble. Les députés doivent faire entendre leur voix.

 

Mais, s’ils votent oui ou s’abstiennent de clamer haut et fort qu’en l’état ce projet ne fera rien d’autre qu’exacerber nos divisions et aggraver la violence au risque de nous mener droit à la guerre civile, ils seront tenus pour responsables de la suite des événements.
Craignez le jugement de l’Histoire

J’en connais beaucoup, députés ou proches du pouvoir qui, en privé, avouent ètre préoccupés par l’avenir du pays et sa dérive dictatoriale, mais qui, en public, se taisent et rentrent dans le rang. Et je m’interroge : que craignentils ? Qui les intimide ? S’agit-il de réseaux d’intérèt ? De servilité ? De faiblesse de caractère ? De couardise ?
Ces silences, ces lâchetés, ces dérobades s’observent non seulement dans les rangs de l’AKP, mais aussi dans ceux de l’opposition. Songez au [parti kémaliste] CHP qui reste absolument de marbre alors même que le HDP [prokurde], troisième parti en nombre de sièges, se retrouve exclu des votes et délibérations, bouté hors du Parlement et  démantelé, que ses dirigeants, députés, maires sont embastillés et ses locaux pris d’assaut. Il est plus que jamais temps de faire fi des pressions et des menaces et de dire non, avec force et courage.
Moi, citoyenne, j’en appelle aux députés. Craignez le jugement de l’Histoire et du peuple. Votez contre la nouvelle Constitution et remettez vos délibérations à plus tard. Remédiez d’abord aux conflits et à la haine qui font rage de toutes parts, pour que l’unité et la fraternité cessent d’ètre de vains mots dans vos bouches. Alors notre Constitution pourra ètre le fruit d’un véritable contrat social.

Oya Baydar