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Le Monde, 16/06/2018
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Les portraits de Mustafa Kemal Ataturk et du président Erdogan dans les rues de Yalova (Turquie), lors d’un meeting, le 14 juin. LEFTERIS PITARAKIS / AP
Le chef d’Etat, tout-puissant, ne parvient plus à galvaniser les foules en prélude aux scrutins du 24 juin.
Posée sur la plus haute colline de la partie asiatique d’Istanbul, la mosquée géante de Camlica, 110 000 mètres carrés, six minarets, est l’empreinte que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a voulu laisser sur la ville de 14 millions d’habitants dont il fut le maire et qui servit de tremplin à sa fulgurante carrière politique. Assoiffé de pouvoir, le numéro un turc entend laisser sa marque dans l’histoire. Il rêve de façonner une société plus islamisée, plus conservatrice, d’en finir avec la « vieille Turquie » héritée d’Atatürk.
Pétri de nostalgie pour la période ottomane, acquis aux idéaux des Frères musulmans, dont il fait le signe de ralliement à chacun de ses meetings – la « rabia », soit les quatre doigts de la main levés, le pouce replié vers la paume –, il veut marquer la ville et le pays de son sceau. Par sa dimension pharaonique, la mosquée de Camlica, dont les partisans de M. Erdogan qui l’ont financée espèrent qu’elle portera son nom, donne la démesure de ses ambitions. Le président la voulait massive, « visible depuis n’importe quel point d’Istanbul ».
Prévu pour accueillir 60 000 fidèles, l’édifice devait ouvrir ses portes au public à la mi-juin, pendant le ramadan qui vient de se terminer, vendredi 15 juin. Les travaux n’étant pas tout à fait finis, l’inauguration a été repoussée au mois d’août.
« Changer de méthode »
L’opposition pourrait y voir un signe prometteur. Camlica est inachevée, à l’image de la « nouvelle Turquie » de M. Erdogan, dont le pouvoir de séduire s’estompe à huit jours d’un scrutin crucial – législatives et présidentielle le 24 juin – censé parachever sa marche vers le pouvoir absolu.
Un rendez-vous électoral « très important », a tenu à rappeler M. Erdogan lors d’un meeting de campagne à Yalova (région de Marmara) le 14 juin, car il va « changer la Turquie pour le siècle à venir ». Le scrutin verra l’entrée en vigueur d’un pouvoir exécutif renforcé, dont les termes ont été adoptés par référendum en 2017. Selon le nouveau système, le nouveau président jouira d’un niveau de pouvoir jamais vu dans l’histoire de la République turque.
Seulement voilà , la campagne du candidat Erdogan fait du surplace. Ses promesses aux électeurs – « du cake, du thé et du café gratuits », l’avènement de « la justice » et de « la démocratie », l’édification de ponts et de tunnels, la stigmatisation des « terroristes » – sonnent creux. Ses meetings ne font plus recette.
Les rangs de l’assistance étaient clairsemés à Sakarya (région de Marmara) le 5 juin, ainsi qu’à Denizli, sur la côte égéenne cinq jours plus tard. Avant cela, il y a eu ce flottement au rassemblement de Diyarbakir le 3 juin quand il est resté muet pendant un bon moment à la suite d’une panne de son prompteur. « Erdogan a un sérieux problème de prompteur ou alors il a perdu le contact avec la réalité », a raillé le journaliste Kemal Can, dans le quotidien d’opposition Cumhuriyet du 8 juin.
Lui-même s’est ouvert de la difficulté à faire campagne dans une vidéo qui a fuité il y a quelques jours sur les réseaux sociaux. Au beau milieu d’une réunion de travail avec ses militants, le Reïs reconnaît que la partie « n’est pas facile ». Sa recommandation : « changer de méthodes de travail ». Les listes électorales devront être scrutées afin de « marquer les partisans du HDP [le parti prokurde de la Démocratie des peuples, en lice pour les élections], surtout à Istanbul et ce, dès avant le vote ».
Il s’agit d’empêcher ce parti d’opposition d’atteindre le seuil des 10 % nécessaire pour pouvoir envoyer des députés à l’Assemblée. Si le seuil n’est pas atteint, les voix du HDP iront, selon le système proportionnel en vigueur en Turquie, à la formation arrivée en tête des législatives, en l’occurrence au Parti de la justice et du développement (AKP, islamoconservateur), aux manettes du pays depuis 2002.
« Nous n’avons pas la victoire en mains. C’est loin d’être fini. Il faut travailler pour que le HDP n’atteigne pas le seuil. Vous comprendrez qu’il m’est impossible d’évoquer ce genre de sujet en public », conclut le numéro un turc.
Nuages noirs sur l’économie
Où est passé l’infatigable hâbleur qui jadis galvanisait les foules ? Après quinze ans d’un règne absolu à la tête du pays, trois mandats en tant que premier ministre et un mandat en tant que président, Recep Tayyip Erdogan n’a jamais semblé aussi affaibli politiquement. Ses affiches de campagne ont beau avoir été collées partout, ses discours ont beau être retransmis en intégralité par toutes les chaînes de télévision, son charisme n’opère plus.
Les candidats de l’opposition ragaillardie, Muharrem Ince pour le Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche) et Meral Aksener, la nouvelle égérie du centre droit, lui font de l’ombre pour la présidentielle. Les études d’opinion les plus récentes indiquent que le président sortant arrivera en tête du premier tour avec un score estimé entre 39 % et 47 % des suffrages sans parvenir à rassembler 51 % des suffrages nécessaires à une franche victoire dès le premier tour.
Les nuages noirs qui s’amoncellent sur l’économie ne l’aident pas. La livre turque a perdu 15 % de sa valeur par rapport au dollar depuis le début de l’année, l’inflation est à deux chiffres, les capitaux fuient. Autant de contre-performances pour son parti, l’AKP, dont l’acquis majeur était jusqu’ici d’avoir offert aux Turcs une décennie de forte croissance économique et de stabilité politique.
La promesse de planter au plus vite le drapeau turc sur la redoute des rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) à Qandil, dans la région autonome kurde d’Irak du Nord, n’a pas réveillé l’ardeur nationaliste. L’endroit, réputé imprenable car niché dans des montagnes difficiles d’accès, est bombardé sans relâche par l’aviation turque. Les commentateurs ne parlent plus que d’éliminer les terroristes kurdes.
Pourtant, l’opération militaire sur Qandil, « on ne sait pourquoi, ne suscite pas le même élan émotionnel que celle d’Afrin », lancée en avril par l’armée turque sur l’enclave kurde du nord-ouest de la Syrie, constate à regret l’éditorialiste Abdulkadir Selvi, le chantre du pouvoir islamoconservateur, dans une tribune publiée le 13 juin dans le quotidien Hurriyet.
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