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Le Monde, le 20/12/2018
Nos journalistes Marc Semo, spécialiste de la diplomatie, et Allan Kaval, spécialiste du Moyen-Orient, ont répondu à vos questions sur les conséquences du départ des troupes américaines de Syrie.
Contre l’avis de son administration, Donald Trump a annoncé, mercredi 19 décembre, le retrait de ses troupes en Syrie. « Nous avons vaincu l’Etat islamique [EI] en Syrie, ma seule raison d’y être pendant la présidence Trump », s’est ainsi justifié le président américain sur son compte Twitter. Il laisse ainsi le champ libre à Bachar Al-Assad, à la Russie et à l’Iran et modifie considérablement le rapport de forces dans la région.
Kyle : Se dirige-t-on vers une offensive des forces syriennes et alliées loyales à Bachar Al-Assad contre les Kurdes ?
Allan Kaval : Du point de vue des autorités kurdes qui dominent les Forces démocratiques syriennes (FDS) deux scénarios se profilent.
La guerre : un retrait précipité des Etats-Unis produit un effet d’aubaine pour la Turquie et pour le régime. Les positions des FDS sont prises en étau et font l’objet d’un double assaut militaire. Elles tentent de résister malgré un rapport de force défavorable.
Le compromis politique avec le régime : un retour négocié de l’Etat syrien est organisé. Des combats de grande ampleur peuvent être évités. Damas a d’ores et déjà communiqué ses conditions, drastiques. En position de faiblesse, les marges de négociations de l’encadrement kurde sont singulièrement étroites.
Aussi périlleux soit-il, le second scénario a la faveur de l’encadrement kurde.
Arthur : Après huit ans de guerre civile, Bachar Al-Assad a-t-il gagné ?
Allan Kaval : Bachar Al-Assad serait en effet le grand gagnant d’un retrait précipité des forces américaines du nord-est de la Syrie. On peut formuler l’hypothèse que, face au danger d’un assaut turc au nord, les Forces démocratiques syriennes (FDS), à dominante kurde, et leur encadrement politique, n’auraient d’autre choix que de passer un accord avec le régime de Damas qui investirait à nouveau les territoires dont les FDS ont pris le contrôle après leur campagne contre l’Etat islamique. Dans les négociations avec Damas, les Kurdes seraient clairement en position de faiblesse et ont toutes les raisons de craindre que le régime syrien en abuse.
Arthur : Le comité constitutionnel que Staffan de Mistura, l’émissaire de l’ONU pour la Syrie, appelle de ses vœux, soutenu par les membres du processus d’Astana, laissera-t-il une place aux Kurdes ?
Marc Semo : C’est la question ouverte depuis le début des négociations de paix sous la houlette de l’ONU et de De Mistura, qui n’ont jamais vraiment commencé, au sens de discussions directes en face-à -face entre d’un côté l’opposition et de l’autre le régime. L’opposition a toujours refusé de considérer le PYD, le parti kurde syrien devenu hégémonique au Rojava, comme faisant partie des adversaires d’Assad. Ce dernier lui avait laissé le contrôle du territoire pour mener la guerre ailleurs contre l’opposition et ce parti kurde avait durement réprimé les autres forces kurdes proches de l’opposition. Mais des personnalités proches du PYD figurent dans le panel des 50 personnalités indépendantes choisies par de Mistura qui devraient discuter de la future Constitution face aux 50 représentants du pouvoir et aux 50 de l’opposition.
Clown Trump : Le retrait américain de Syrie décidé par Trump en dépit de toute logique peut-il avoir été décidé suite à des pressions russes ? Concernant les enquêtes en cours ?
Allan Kaval : C’est une explication formulée par certains observateurs. Rien ne permet à ce stade de l’étayer rigoureusement. Il est cependant certain que cette décision a été prise par Trump seul, contre l’avis de son administration. Elle est contraire à l’ensemble des objectifs que se sont fixés précédemment les Etats-Unis en Syrie : maintenir une influence sur le territoire contrôlé par leurs alliés, l’utiliser pour faire pression sur Damas et pour contrer l’influence iranienne et, bien sûr, poursuivre la lutte contre l’Etat islamique sous toutes ses formes.
Question : Quelle implication cette décision peut-elle avoir sur le développement et le renforcement de la position iranienne en Syrie ?
Allan Kaval : Un retrait précipité des Etats-Unis et, à leur suite, de la coalition se traduirait par un vide stratégique qui bénéficiera théoriquement à des acteurs extérieurs au nord-est syrien. La Turquie menace d’une intervention depuis la frontière nord tandis que le régime syrien fait pression au sud et à l’ouest de l’Euphrate, qui marque jusqu’à présent la frontière entre la zone d’influence américaine tenue par les forces kurdes et leurs alliés et les zones tenues par le régime et leurs alliés, dont les Iraniens. Côté régime, s’égrène le long de l’Euphrate une multitude de positions iraniennes ou appartenant à des milices pro-Téhéran qui convoitent depuis des mois les vastes ressources en hydrocarbures présentes de l’autre côté de la rivière. Elles n’attendent qu’un changement des données du rapport de forces actuel pour avancer. Un retrait américain leur offre cette occasion.
Otho06 : Ce retrait surprise ne remet-il pas en question la crédibilité du soutien américain dans d’autres domaines ? Europe, OTAN…
Marc Semo : C’est en effet la question centrale et ce d’autant plus que, dans ce cas, aussi bien le Pentagone et son patron le général Mattis, que le conseiller à la sécurité de Donald Trump, John Bolton, voulaient que les troupes américaines demeurent, notamment pour ne pas laisser le terrain libre aux Iraniens en Syrie, montrer leur force face aux Russes et pouvoir peser avec cette région sous contrôle des FDS sur le futur de la Syrie. Cela montre que Trump n’écoute que lui-même. Ce précédent est à méditer, d’autant que le président américain n’hésite pas ainsi à pulvériser les seuls résultats obtenus sur un dossier où il s’est montré – c’est le seul – plus efficace qu’Obama, qui avait renoncé à mener les frappes en août 2013 contre le régime qui avait utilisé l’arme chimique perdant ainsi toute crédibilité.
Kendal : Que pense faire Erdogan du Kurdistan syrien ?
Marc Semo : Pour le moment, Erdogan montre ses muscles et ne compte pas occuper le Kurdistan syrien, à la fois par faiblesse militaire et parce que cela signifierait un affrontement ouvert avec l’Iran et la Russie. Il veut neutraliser via le régime le PYD, directement lié au PKK, le parti des travailleurs du Kurdistan qui depuis 1984 mène la lutte armée contre Ankara. Mais il y a quand même le risque que pour galvaniser le nationalisme d’une population turque en pleine crise économique, il ne se lance dans une telle aventure militaire, aussi hasardeuse soit-elle.
Colt : Trump dit que l’EI est vaincu alors qu’en réalité, il possède encore un territoire le long de l’Euphrate près de la frontière de l’Irak et que de nombreux djihadistes sont rentrés dans la clandestinité. Cette décision remettra-t-elle en cause l’avancée des FDS contre ce dernier réduit et de garder cette poche de l’EI pour montrer qu’ils ont toujours besoin de la coalition dans la lutte contre l’EI ?
Allan Kaval : C’est certain. D’abord parce que les FDS combattent dans cette région en vertu de l’accord tacite suivant : les forces à dominante kurde poursuivent la lutte contre l’Etat islamique dans cette région où elles n’ont pas naturellement vocation à être présente pour le compte des Occidentaux, en échange de quoi ces derniers leur fournissent les garanties de leur survie dans un environnement régional hostile. Un retrait américain briserait ce contrat. Ensuite parce que les forces kurdes devront se repositionner : soit pour résister à des assauts extérieurs rendus possibles par le vide stratégique laissé par Washington, soit pour construire une nouvelle relation avec le régime syrien, qui se traduirait par de nouveaux impératifs.
May : Cela ne va-t-il pas créer aussi des tensions avec les Kurdes d’Irak, soutenus aussi par les Américains ?
Allan Kaval : Les acteurs politiques et militaires kurdes d’Irak, qui sont eux-mêmes divisés, ont perdu beaucoup de leur influence dans le jeu syrien et semblent être à la marge des rapports de forces actuels dans la région. Cependant, dans l’éventualité d’une forte déstabilisation du nord-est de la Syrie, que l’on ne peut écarter en cas de retrait précipité des Etats-Unis et de la coalition, il est probable que des flux de réfugiés en provenance du nord-est de la Syrie se dirigeront vers le Kurdistan irakien voisin. Cette région du nord de l’Irak, qui a accueilli de très nombreux réfugiés et déplacés depuis le début du conflit régional, aurait du mal à porter le fardeau.
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