Producteur à France Culture, grand voyageur et spécialiste des chrétiens d’Orient, Sébastien de Courtois est l’auteur notamment d’Un thé à Istanbul (Le Passeur, 2014) et de Sur les fleuves de Babylone, nous pleurions (Stock, 2015). Il vient de publier Lettres du Bosphore (éd. Le Passeur, 2017).
FIGAROVOX.- Après une dizaine d’années en Turquie, vous écrivez un ouvrage à propos de votre pays d’adoption, qui traverse une période pour le moins difficile, politiquement et socialement. Pourquoi ce livre?
Sébastien DE COURTOIS.- Chaque livre est le prétexte d’une confidence, une confession. Rien n’est anodin. Les Lettres du Bosphore n’échappent pas à cette règle. Mais il y a plusieurs voix, la mienne d’abord puis celle de la Turquie, par le biais de ces dizaines de portraits que je poste au court du récit, comme si nous étions revenus à l’époque de la marine à voile et de l’Orient-Express, un monde si proche et pourtant si difficile à décrypter.
C’est un livre qui va à rebours des idées reçues sur ce pays, avec de la joie et de la déception. J’essaye de trouver la faille, souvent avec bienveillance, parfois non. Je m’y engouffre, je creuse, j’écris à la manière d’un chroniqueur, comme un passeur qui s’est abîmé dans la culture de l’autre.
Ce livre est une suite au Thé à Istanbul, sorti en 2014, un ouvrage plus heureux, l’acmé d’une vie en Turquie avec ses amours et ses passions. Je suis frappé par l’accélération du temps vécu, le fait que plus rien n’imprime les esprits, comme si nous étions embarqués collectivement dans un navire sans voile, sans direction. Le temps long de l’écriture permet seul de capter le sens du vent. L’écrivain lutte contre la fluidité. Il s’accroche, il s’enferme, il met en forme l’indicible.
Votre livre est un recueil de «chroniques romanesques», qui commence en novembre 2015, au moment des élections. Pourquoi avez-vous fait ce choix formel?
C’est un parcours personnel que je propose, avec l’idée de retrouver le principe des trois unités du théâtre classique, lieu, temps et action: la Turquie, 2015 à 2017, l’évocation d’une chute. Sans tragédie il n’y a pas de littérature. L’expérience que nous vivons en Turquie est unique, chaque jour la vérité devient un peu plus celle du mensonge. Les gens sont perdus. Il convient de rappeler des faits précis, qui seront oubliés, transformés. C’est un combat politique, car tout est politique, notre souffle, nos souffrances comme nos espérances. Je reste attaché aux mots. Rien d’autre ne demeure, c’est là l’immense privilège des gens de plume, tous ceux qui écrivent le savent bien, poètes, historiens et reporters. On l’a vu encore avec ceux qui prennent tant de risques pour nous informer depuis les théâtres de guerre – je pense au journaliste Samuel Forey qui revient de Mossoul par exemple, et à ses compagnons d’infortunes – car même derrière la bonne image, il y a un récit, une histoire à raconter, donc des mots, un bout d’éternité. Si on ne comprend pas cela, on ne peut rien comprendre aux risques pris par tous ceux qui se demandent, dans la fournaise et les bruits d’obus, ce qu’ils font là .
Écrire le présent, c’est raconter l’histoire avec un grand «H». C’est pour cela que je trouve insupportable la vague actuelle d’anti-journalisme, une honte inacceptable au pays de Montaigne, Descartes et Voltaire. Nous valons mieux que les pisse-vinaigre qui hantent les réseaux sociaux. Et il y a foule. Mais même là , avec un téléphone portable, le «mot» redevient parole, au sens évangélique du terme, celui de la Bonne Nouvelle, à chacun alors de déployer son intelligence et sa sensibilité. Henri Bergson parlait du «souvenir du présent».