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Le Monde, le 17/01/2018
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Les journalistes, dont Ragip Duran, l’ancien correspondant de « Libération » à Istanbul, ont été condamnés pour leur solidarité envers « Özgür Gündem », un journal d’opposition pro-kurde.
Manifestation de soutien au journal « Özgür Gündem », à IStanbul, en juin 2016. OZAN KOSE / AFP
Pour avoir manifesté leur solidarité avec le quotidien d’opposition pro-kurde Özgür Gündem, cinq journalistes ont été condamnés à des peines de prison ferme, mardi 16 janvier, par un tribunal d’Istanbul.
Ragip Duran, journaliste francophone qui fut longtemps le correspondant de Libération à Istanbul, Ayse Düzkan, Mehmet Ali Çelebi et Hüseyin Bektas ont été condamnés à un an et demi de détention. « Ils n’ont pas manifesté assez de remords », a estimé la Cour dans ses attendus. Le rédacteur en chef du quotidien, Hüseyin Akyol, a lui été condamné à trois ans et neuf mois d’emprisonnement.
Absents lors de l’audience, les accusés étaient représentés par leurs avocats qui ont fait appel des condamnations. A Paris, la Société des journalistes et du personnel de Libération a dénoncé un « jugement inique ».
Les cinq journalistes ont été condamnés pour « propagande terroriste » en faveur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en guerre contre l’Etat turc depuis plus de trente ans. Selon les autorités turques, Özgür Gündem est un des porte-voix de la rébellion armée kurde, perçue comme « terroriste » par la Turquie, l’Union européenne et les Etats-Unis.
« L’une des plus grandes geôles »
Depuis sa fondation en 1992, Özgür Gündem a été interdit à plusieurs reprises, ses locaux ont même été détruits par une explosion en décembre 1994. Avant d’être fermé par décret-loi en octobre 2016, le quotidien pro-kurde a subi des pressions judiciaires.
En signe de soutien, la profession a lancé une campagne en faveur du pluralisme des médias. De mai à août 2016, une veille journalistique a été établie avec la participation de personnalités en vue, dont la militante des droits de l’homme Sebnem Korur Fincanci et le représentant local de Reporters sans frontières (RSF), Erol Önderoglu. Les volontaires se chargeaient symboliquement du travail d’édition pendant une journée, en signe de solidarité.
Cette marque de solidarité leur a coûté cher. En juin, trois des « veilleurs » – Sebnem Korur Fincanci, Erol Önderoglu et Ahmet Nesin – ont été incarcérés pendant dix jours. Ils ont ensuite été libérés mais leur procès se poursuit. La prochaine audience aura lieu le 18 avril devant la 13e chambre du palais de Justice de Caglayan, celle-là même qui vient de condamner les cinq journalistes. Ils risquent jusqu’à quatorze ans de prison.
Pas moins de 122 journalistes sont derrière les barreaux en ce moment en Turquie, pays décrit par Reporters sans frontières (RSF) comme « l’une des plus grandes geôles du monde » pour les professionnels des médias. Ils risquent de lourdes condamnations, jusqu’à la réclusion à perpétuité pour certains. Et 520 autres journalistes qui comparaissent libres pourraient les rejoindre à tout moment en 2018. Au classement de la liberté de la presse établi par RSF en 2017, la Turquie occupe la 155e place (sur 180), en net recul par rapport à 2005 quand le pays occupait la 98e place.
Préoccupante avant le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016, la situation des médias est devenue critique. A la faveur de l’état d’urgence imposé le 20 juillet 2016 et régulièrement reconduit depuis, les journalistes critiques du gouvernement sont visés par les purges. Plus de 150 médias ont été fermés dans la foulée du coup d’Etat raté.
« Politique draconienne »
La condamnation des cinq journalistes survient en pleine controverse entre la Cour constitutionnelle et le gouvernement au sujet de la libération de deux chroniqueurs, Mehmet Altan, 65 ans, et Sahin Alpay, 73 ans. Emprisonnés juste après le coup d’Etat manqué car accusés de collusion avec le mouvement du prédicateur Fethullah Gülen qu’Ankara accuse d’avoir fomenté le coup d’état raté, les deux hommes ont présenté un recours individuel devant la Cour.
Jeudi 11 janvier, par onze voix contre six, les juges de la Cour constitutionnelle ont ordonné leur remise en liberté conditionnelle. La plus haute juridiction turque a dénoncé « la violation de la liberté d’expression et de la presse et la violation du droit à la sécurité et à la liberté ». Les défenseurs de la profession ont alors pensé que la décision allait ouvrir un précédent et que de nombreux journalistes injustement incarcérés allaient être libérés.
Mais cinq heures après la décision de la Cour, deux tribunaux d’Istanbul ont refusé d’en tenir compte et se sont prononcé, au contraire, pour le maintien des deux journalistes en détention.
L’exécutif s’en est mêlé. La Cour constitutionnelle a « dépassé les limites de ses pouvoirs législatifs et constitutionnels », a annoncé peu après sur son compte Twitter le porte-parole du gouvernement, Bekir Bozdag, dénonçant une « mauvaise décision ». « La justice turque a pour seule référence la politique draconienne imposée par le gouvernement en matière de sécurité nationale. La défense des libertés individuelles n’est pas sa priorité », déplore Erol Önderoglu, le représentant de RSF en Turquie.
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