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Le Monde, le 16/10/2019
Allan Kaval (avec Laurence Geai, envoyés spéciaux à Erbil (Irak))
Nos envoyés spéciaux expliquent leur départ de la région kurde après l’intervention de Damas.
Depuis 2015, le nord-est de la Syrie, contrôlé par les Forces démocratiques syriennes (FDS), à dominante kurde, était le dernier endroit du pays où il était possible pour des journalistes étrangers de travailler dans une relative liberté et sans risque sécuritaire majeur. Au cours des dernières années, Le Monde a pu s’y rendre à de nombreuses reprises, couvrant la lutte contre l’organisation Etat islamique (EI) menée par les FDS, les évolutions du projet politique mené par leur encadrement civil et la problématique des djihadistes étrangers qui y sont retenus ou détenus. Cette situation a basculé du tout au tout dimanche 13 octobre au soir, avec le déploiement militaire du régime syrien dans la région, opéré à la demande des FDS du fait de l’incapacité des puissances occidentales à protéger les populations des zones placées sous leur contrôle face à l’invasion menée par la Turquie et ses supplétifs islamistes.
Depuis le début de l’intervention turque, travailler dans le Nord-Est syrien revenait déjà à naviguer à vue dans une mer de brume. « Pas de ligne de front claire, pas d’idée précise de ce qui se passe en dehors des zones de combat, des fausses informations de partout sur les réseaux… On n’y voit plus rien », résumait déjà jeudi, à Kamechliyé, une fixeuse kurde, désemparée par une situation trouble et, surtout, dangereuse. Rendre compte, ainsi que nous l’avons fait jusqu’à présent, d’un conflit comme celui qui oppose depuis 2014 les forces kurdes et leurs alliés à l’organisation Etat islamique ne comporte pas les mêmes risques que la couverture, sur le terrain, d’une guerre asymétrique comme celle que livrent aujourd’hui les FDS. Suivre au plus près des combattants habillés en civil dans les steppes ouvertes du Nord-Est syrien face à la seconde armée de l’OTAN en nombre d’hommes, à ses avions et à son artillerie, c’est diminuer de manière radicale ses chances de sortir du pays vivant.
Prendre la mesure du désastre
Dans les premiers jours de l’offensive, nous avons pourtant pu, à quelques dizaines de kilomètres d’un front mouvant, documenter le calvaire des populations, interroger des combattants sur cette nouvelle guerre, dernière en date de la longue liste des conflits dans le conflit syrien. Nous avons pu prendre la mesure du désastre humanitaire qui s’annonçait, sonder les responsables politiques locaux sur leur perception de la crise en cours. Nous avons aussi pu commencer à enquêter sur les très graves allégations d’exactions pesant sur les groupes islamistes envoyés en première ligne par Ankara.
En quelques jours, de l’arrière des fronts aux cimetières, des bords de route poussiéreux où se pressaient des milliers de déplacés aux faubourgs de villes frappées par des tirs d’artillerie turcs, des hôpitaux plongés dans l’odeur du sang de victimes civiles ou d’hommes et de femmes morts au combat aux bureaux des officiels, nous nous sommes attachés à raconter la plongée dans le chaos d’une région, après la décision américaine de donner son blanc-seing à l’intervention d’Ankara.
Nous l’avons fait avec le soutien constant et indispensable de nos coéquipiers syriens, fixeur, traducteur et chauffeur, qui n’ont pas hésité à mettre leur sécurité physique en jeu dans le cadre de ce travail. Contrairement à nous, ils ne disposent pas de passeport étranger ou du soutien de leur gouvernement lorsque leur vie est en jeu, deux atouts précieux lorsqu’il s’agit de trouver d’urgence une porte de sortie.
Cibles de choix
Nous aurions pu poursuivre ce travail bien que les routes soient devenues dangereuses, malgré des attentats susceptibles de se multiplier et en dépit de l’activation, en arrière du front, de cellules dormantes de l’organisation Etat islamique. Mais c’est la nouvelle, dimanche 13 octobre, d’un déploiement du régime syrien qui nous a contraints à rebrousser chemin. Aux yeux de Damas, nous sommes des cibles de choix. Au cours des dernières années, plusieurs journalistes ont été enlevés à Kamechliyé par ses forces de sécurité, qui y ont conservé tout au long de la guerre une présence résiduelle. Les forces kurdes ont toujours réussi à les faire libérer. Nous estimons aujourd’hui qu’elles n’en ont plus les moyens.
Nous avons donc dû quitter, à contrecœur, le Nord-Est syrien, au plus fort de la crise. En l’absence de garanties qui nous permettraient de retourner en Syrie et d’en revenir en sécurité, nous allons pour l’instant suivre les évolutions militaires et politiques en cours à distance, grâce à notre réseau de sources locales. Mais, en l’absence d’accès à la vérité du terrain, repliés au Kurdistan irakien, nous devons nous résoudre – comme l’ensemble des journalistes présents sur place – à voir le Nord-Est syrien se transformer en un paysage lointain, et le pays dans son ensemble devenir, plus que jamais, un angle mort.
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