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Le Figaro, le 15/01/2020
Par Alexis Feertchak
FOCUS – Pour Moscou comme pour Ankara, qui ne soutiennent pas les mêmes camps mais qui se prêtent au jeu des négociations, les enjeux sont autant d’ordre économique que géostratégique dans ce pays en guerre.
Erdogan et Poutine le 8 janvier à Istanbul. SPUTNIK/via REUTERS
Le maréchal Haftar, dont les forces armées tiennent la majeure partie du territoire libyen, n’a pas signé l’accord de cessez-le-feu accepté par son rival, Fayez al-Sarraj, à la tête du «gouvernement d’union nationale» (GAN), reconnu par l’ONU, mais qui ne contrôle plus que la capitale, Tripoli, et ses alentours. «Nous n’hésiterons jamais à infliger au putschiste Haftar la leçon qu’il mérite», a tonné le président turc Recep Erdogan, principal soutien du GAN, après le refus d’Haftar de signer l’accord supervisé par Moscou et Ankara.
En attendant le sommet de Berlin du 19 janvier, c’est un échec diplomatique, en tout cas provisoire, pour la Russie, qui semble avoir demandé trop de concessions à son protégé. Mais cette péripétie ne change pas les rapports de force en Libye, où Moscou et Ankara s’imposent toujours comme les deux protagonistes d’un duel stratégique. Le Figaro explique les raisons de l’intérêt de ces deux pays, déjà rivaux et partenaires en Syrie, pour la Libye.
● Les hydrocarbures, un enjeu économique majeur
Traditionnellement, la Libye est le pays d’Afrique disposant des plus importantes réserves de pétrole – quelque 41 milliards de barils, 9e rang mondial -, lesquelles sont principalement situées dans le sud du pays. Parallèlement, la Libye possède, au large de ses côtes, des réserves de gaz naturel off-shore, découvertes depuis une dizaine d’années dans toute la Méditerranée orientale. Côté turc, le 27 novembre dernier, Ankara a signé avec le gouvernement de Sarraj un accord de délimitation maritime qui permet de «pousser au maximum (…) des activités d’exploration conjointes», selon les propres mots d’Erdogan. Cet accord a déclenché les foudres de la Grèce et de Chypre, qui revendiquent une partie de ces territoires et considèrent qu’Ankara essaie illégalement d’accaparer le gaz naturel de Méditerranée.
La Turquie est historiquement un lieu de transit des hydrocarbures – sujet sur lequel elle collabore avec la Russie -, mais n’est pas un pays producteur. «Au-delà de l’accord maritime, la Turquie essaie depuis les années 1970 d’acheter du pétrole du Sahara libyen, ce qui lui permettrait de moins dépendre de la Russie en ce domaine», explique au Figaro Jalel Harchaoui, chercheur au Clingendael Institute. Parallèlement, Moscou verrait d’un mauvais œil la Libye devenir un concurrent, notamment pour approvisionner l’Europe, et préfère en faire un partenaire. «Les Russes ne sont pas les seuls sur le coup, mais, dès 2017, le groupe public russe Rosneft a déjà signé un accord préliminaire avec la compagnie nationale libyenne», précise l’historien Igor Delanoë, directeur-adjoint de l’Observatoire franco-russe.
● Des enjeux commerciaux
Les hydrocarbures sont loin de couvrir l’ensemble des intérêts turcs et russes en Libye. Globalement, une même logique est en œuvre: Moscou comme Ankara parient sur la reprise des contrats signés avant la chute du colonel Kadhafi en 2011 et qui, depuis, ont été gelés. «Les Turcs les estiment à 18 milliards. Dans les années 2000, avec l’argent du pétrole, la Libye a lancé de grands projets de construction et d’infrastructure. Les Turcs en ont été les premiers bénéficiaires», explique Jalel Harchaoui.
Même son de cloche du côté de la Russie, qui a par ailleurs lancé une vaste offensive, notamment économique, dans toute l’Afrique. Par son potentiel de richesse, la Libye est un client de choix pour les produits traditionnels vendus par Moscou. «Il y a bien sûr l’armement. Le marché est estimé entre 5 et 10 milliards, mais la Russie est aussi une grande puissance agricole, notamment céréalière. Elle a besoin de nouveaux marchés pour écouler son blé», précise le chercheur qui rappelle que, sous Kadhafi, «un projet de train à grande vitesse entre Syrte et Benghaziavait même été envisagé».
● Des intérêts géopolitiques
L’économie ne fait pas tout. Côté turc, d’aucuns évoquent le projet néo-ottoman du président Erdogan. «Je n’aime pas beaucoup ce terme, il n’y a pas de romantisme ou de nostalgie chez Erdogan. Ses projets sont froids, à la Poutine», estime Jalel Harchaoui. Selon lui, la Turquie, mais aussi l’Égypte ou les pays du Golfe ont un diagnostic commun à l’horizon d’une ou deux décennies: «Ils observent deux mouvements convergents. D’une part, le désintérêt des États-Unis pour le Moyen-Orient. D’autre part, l’absence de politique étrangère et de moyens des pays européens. Ils considèrent donc que la région a besoin d’un grand frère». Les principaux acteurs de la région verraient ainsi la Libye comme un laboratoire, qui «peut faire tache d’huile». «On a du mal à l’imaginer aujourd’hui, mais c’est un pays avec de grandes richesses, une faible population, qui n’est pas divisée religieusement, c’est un lieu idéal pour toute idéologie qui veut se développer», précise-t-il. Dans sa rivalité avec Le Caire, Abou Dhabi et Riyad, Ankara appuie massivement la voie de l’islam politique des Frères musulmans. «Cette voie est la version arabe de l’AKP turc [Parti islamoconservateur d’Erdogan]. Les frères musulmans en Égypte, en Libye, en Tunisie ont une véritable admiration pour le président turc, dont le populisme, appuyé sur les classes moyennes inférieures, sert de modèle», raconte-t-il encore.
Côté russe, ces enjeux politiques sont moins importants. «Pour Moscou, la Libye n’est pas la Syrie. On le voit d’ailleurs à l’engagement militaire, qui est incomparable entre les deux», argumente Igor Delanoë qui remarque néanmoins que la Libye pourrait «former un avant-poste russe sur le front méditerranéen de l’Otan». «Envisager de disposer d’installations aériennes ou navales dans ce pays pourrait aussi être avantageux, y compris comme tête de pont vers le reste du continent africain, où l’implication sécuritaire de Moscou s’accroît», ajoute le chercheur.
● Un moyen de pression contre l’Europe
Un dernier élément qui justifie l’intérêt tant des Russes que des Turcs pour la Libye concerne en réalité l’Europe. Le pays du Maghreb est l’un des principaux points de transit migratoire vers les pays européens. Contrôler la Libye, c’est donc acquérir un moyen de pression sur l’Europe alors que les relations européano-russes et européano-turques sont difficiles depuis plusieurs années.
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