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France Télévisions, le 16/10/2019
Propos recueillis parAnne Brigaude
Alors que les Turcs mènent une offensive dans le nord-est de la Syrie, Jordi Tejel, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Neuchâtel, en Suisse, apporte son éclairage sur la situation des Kurdes.
Abandonnés par leurs éphémères alliés américains, les Kurdes syriens doivent faire face, depuis le 9 octobre, à l’offensive des Turcs, suppléés sur le terrain par les milices rebelles syriennes. Alors qu’ils avaient conquis lors de la guerre en Syrie une autonomie de fait, ils n’ont eu d’autre choix, pour se défendre, que de faire appel au régime de Bachar al-Assad. Entretien avec Jordi Tejel, professeur titulaire d’histoire contemporaine à l’université de Neuchâtel, en Suisse, et spécialiste de la question kurde.
Franceinfo : Comment les Kurdes syriens ont-ils fait pour obtenir cette région autonome dans le nord-est de la Syrie ?
Jordi Tejel : Les origines de ce qu’on appelle le Rojava [trois cantons du nord-est de la Syrie qui forment le Kurdistan occidental] remontent à l’été 2012, quand le régime syrien se retire partiellement du nord de la Syrie parce qu’il doit faire face à une révolte dans l’ensemble du pays. Il quitte la région en laissant au parti kurde hégémonique de la région, le PYD [Parti de l’union démocratique], le soin de prendre en charge cette zone.
En échange de quoi ? De ne pas se tourner contre le régime de Bachar al-Assad. En 2011, quand la révolte a éclaté, le PYD avait plaidé pour une position neutre. Ni contre la révolution, ni contre le régime syrien. C’est pourquoi, en 2012, Bachar al-Assad considère que cette solution est le moindre mal.
Comment les Kurdes syriens ont-ils géré cette région jusqu’au début de l’offensive turque ?
Jusqu’en 2014, les autorités kurdes syriennes développent une police, puis une milice, le YPG [Unités de protection du peuple], pour assurer la sécurité de la région kurde. Ensuite, elles structurent le régime politique. Celui-ci repose sur une organisation par le bas, d’inspiration anarchiste : on commence par les quartiers, on remonte vers les communes, puis vers les cantons et on crée une sorte de coordination entre ces cantons.
Ce « confédéralisme démocratique » est un modèle multiethnique, multireligieux, ouvert aux considérations de genre, laïque et compatible avec les frontières telles qu’on les connaît. Mais c’est aussi un modèle partisan. Le point important ne porte pas sur la langue qu’on parle ou la religion qu’on professe, mais sur le fait de savoir si on est d’accord avec les principes du parti, avec cette organisation. La figure d’Abdullah Öcalan [le fondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, emprisonné à vie en Turquie] compte aussi beaucoup.
L’offensive turque n’était-elle pas prévisible, puisque Ankara a toujours été hostile au sujet du Kurdistan syrien ?
Oui, c’était prévisible. L’offensive turque s’explique par l’appui de son allié américain, mais aussi par le contexte intérieur de la Turquie. L’AKP, le parti du président turc Erdogan, est en difficulté depuis les dernières élections municipales, avec la perte d’Istanbul notamment. Avec cette guerre, le chef de l’Etat turc espère aussi récupérer une certaine popularité, en plus d’autres objectifs, comme replacer les réfugiés syriens de Turquie dans cette zone tampon.
Quant à l’alliance de Washington avec le PYD, elle n’a été que circonstancielle. Les Etats-Unis n’ont jamais eu une grande sympathie pour ce mouvement, qu’ils ont néanmoins soutenu lors de la lutte contre le groupe Etat islamique [les forces kurdes de l’YPG combattaient au sol contre l’EI]. Mais après la défaite de l’EI, des représentants américains, aux Etats-Unis, ont fait valoir que le PYD avait des liens avec le PKK [classé comme organisation terroriste par la Turquie, les Etats-Unis et l’Union européenne] et qu’il fallait soutenir Ankara.
Il ne restait donc plus aux Kurdes syriens qu’Ã demander l’aide de Bachar al-Assad ?
Oui, après le retrait des Etats-Unis, il n’y avait plus d’alliés possibles. La Turquie est la deuxième armée la plus importante en effectif au sein de l’Otan, après les Etats-Unis. S’y ajoutent les alliés arabes d’Ankara : au sol, ce sont surtout les milices, les rebelles syriens qui sont en train de combattre à la frontière. Sans le soutien du régime d’Assad, les Kurdes syriens ne peuvent pas les affronter.
Comment le soutien de Damas va-t-il modifier la gestion de la région kurde syrienne ?
Il est trop tôt pour le dire puisqu’on ne connaît pas les termes de l’accord entre les autorités du Rojava et le gouvernement syrien. Les représentants kurdes assurent qu’il s’agit juste d’un accord militaire et qu’ils gardent l’autorité politique. Mais il est probable que Damas demandera davantage et qu’ils devront abandonner une partie de leurs prérogatives.
Le fait que le gouvernement ait passé l’autorité aux Kurdes syriens, en 2012, laissait entendre que le régime reviendrait, une fois la situation stabilisée. Aujourd’hui, c’est mission accomplie pour Damas. Les Kurdes vont-ils désormais être remplacés comme autorité militaire et politique ? Dans ce cas, le régime prend le dessus et le Rojava est terminé.
Dans l’hypothèse d’une cohabitation du régime avec les forces kurdes, une sorte de scénario à la libanaise se dessinerait. Dans le sud du Liban, le Hezbollah a une certaine marge de manÅ“uvre, une certaine autonomie, même si c’est toujours l’Etat libanais qui a l’autorité.
Lors du traité de Sèvres, en 1920, les grandes puissances ne s’engageaient-elles pas déjà à créer un Etat kurde ?
Pas exactement. En 1920, le traité de Sèvres promettait la création d’un Etat kurde dans le sud-est de la Turquie actuelle, auquel pourrait éventuellement se rajouter la région de Mossoul (le nord de l’Irak actuel). En revanche, ni les régions kurdes de l’Iran ni celles de la Syrie actuelle n’étaient concernées.
Quelle est la situation des Kurdes dans les autres pays ? Et combien sont-ils exactement ?
Leur nombre est difficile à déterminer puisqu’il n’y a guère de recensement de population dans lequel la catégorie kurde a été validée. On appelle Kurdes ceux qui parlent la langue kurde, mais aussi ceux qui s’identifient comme kurdes. En résumé, ceux qui éprouvent un sentiment d’appartenance à cette communauté qui compte des traits culturels ou historiques communs. Disons qu’il y a entre 15 et 20 millions de Kurdes en Turquie, autour de 5 millions en Irak, 8 millions en Iran et entre 1,5 et 2 millions en Syrie.
Depuis l’arrivée d’Erdogan au pouvoir en Turquie, où ils sont les plus nombreux, il y a eu des hauts et des bas, mais les négociations pour arriver à une sorte de paix ont toujours mal tourné. Aujourd’hui, la situation est très difficile, avec beaucoup d’arrestations. Non seulement au sein du PKK, mais aussi dans le parti pro-kurde HDP [Parti démocratique des peuples] – pourtant légal – et parmi les intellectuels. En outre, le parti du président Erdogan n’a pas la majorité au Parlement. Il dépend donc du soutien du parti d’extrême droite MHP [Parti d’action nationaliste]. Cette coalition nationaliste s’oppose à toute négociation.
En revanche, c’est en Irak que la situation se présente le mieux pour les Kurdes. Même si l’indépendance leur a été refusée alors qu’elle avait été approuvée à une écrasante majorité par le référendum d’autodétermination en 2017, ils ont une région autonome [de fait depuis 1991, de droit depuis 2005] avec des écoles et des universités en langue kurde. Ils contrôlent une partie du pétrole et ils ont aussi des forces de sécurité qui maintiennent plus ou moins la stabilité de la région. C’est la région où les Kurdes vivent le mieux, même si ce n’est pas l’idéal, car le monopole du pouvoir est détenu par quelques familles, notamment le clan Barzani, à la tête du gouvernement régional, et il existe d’importants problèmes de corruption.
Les Kurdes sont-ils donc condamnés à être une variable d’ajustement ?
Comme il n’y a pas un Etat derrière qui les soutient, ils doivent prendre toutes les opportunités qui se présentent, comme ils l’ont fait en 2012 en Syrie par exemple. Donc évidemment, tout est instable, tout est fragile. Mais la nécessité de survivre fait qu’on prend les opportunités qui se présentent et que le long terme ne figure pas dans l’agenda. C’est la malédiction des minoritaires. Quand cela se passe mal, ils ont les mauvaises cartes.
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