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terrafemina.com, le 04/06/2018
Par Léa Drouelle
Dans son roman « Ne Tournez la page », Seray Şahiner dévoile un récit coup de poing qui s’attaque aux thèmes du viol, du mariage forcé et des violences conjugales. Rencontre avec une autrice turque féministe de talent qui appelle à briser les tabous de nos sociétés autour des violences faites aux femmes.
photo : Sedat Suna
Patriarcat, abus sexuels, mariage forcé, violences conjugales. En 150 pages, l’autrice turque Seray Şahiner dévoile un portrait glaçant du quotidien que beaucoup de femmes subissent en Turquie, dans son roman Ne Tournez pas la page, récemment paru en France chez Belleville éditions.
L’intrigue nous plonge dans le quotidien de Leyla Tasçı, une jeune femme d’Istanbul au destin tragique. Battue par son père, violée par son patron, mariée de force… Un matin, les journaux annoncent qu’elle s’est donnée la mort en sautant du balcon avec sa fille. Mais Leyla a une autre version, une autre fin à nous proposer. Un dénouement avec davantage d’espoir qui surviendrait dans une société où, enfin, la voix des femmes serait entendue.
Un récit saisissant porté par la plume très réaliste, caustique et parfois plus légère, de la talentueuse Seray Şahiner qui livre sans tabou sa vision de la femme et de la société turque. Rencontre avec l’autrice.
photo : Sedat Suna
Seray Şahiner : « Ce roman est mon témoignage de la violence et du harcèlement auxquels nous assistons quotidiennement et que pourtant nous ignorons »
Terrafemina : Pourquoi avez-vous choisi d’aborder les thèmes de la violence conjugale, du viol et du mariage forcé ?
Seray Şahiner : Malheureusement, nous sommes régulièrement confrontées à ce genre de problématiques. Et il y a une forte probabilité pour que l’on s’y habitue à cause de leur répétition. Il existe même un langage banalisé pour évoquer ces sujets dans les médias. Alors que je suis profondément convaincue que chaque vie a une valeur et qu’à chaque cas correspond un traumatisme.
La violence commence par le langage. Écrire sur de tels thèmes de manière banalisée, c’est prendre le risque que les gens n’y prêtent plus d’attention. Nous avons la responsabilité de trouver de nouvelles manières de parler et d’écrire sur la violence conjugale, le viol, le mariage forcé. Car c’est une arme pour s’opposer à leur banalisation et leur acceptation.
Pourquoi avez-vous choisi de raconter cette histoire à Istanbul (alors même que vous parlez très peu de la ville puisque la protagoniste n’a que de très rares occasions de la visiter) ?
S.S : Les travailleurs qui émigrent dans les charmants centres-villes des grandes métropoles ne connaissent généralement que le chemin de leur travail à la maison. En dehors de ça, ils n’ont pas d’autre occasion de découvrir la ville. À cause de la pression familiale et de ses heures supplémentaires, Leyla, ouvrière du textile, ne connaît que son foyer, l’atelier… et l’homme dont elle tombe amoureuse, Ömer. Elle le dit elle-même : « Ömer était le premier beau paysage que je voyais à Istanbul. »
Sans dévoiler la fin, pouvez-vous expliquer votre choix de proposer un autre dénouement que celui que l’on attend dans le livre ?
S.S : J’aurais pu imaginer d’autres alternatives bien sûr ; mais il était clair que ce livre ne pouvait pas se clore sur une fin unique. Ne tournez pas la pagen’est pas un roman que j’ai écrit pour parler des femmes exposées à la violence. Je n’ai aucune légitimité pour cela. Chaque peine est unique et un auteur ne saura jamais totalement la décrire.
Ce roman est mon témoignage de la violence et du harcèlement auxquels nous assistons quotidiennement et que pourtant nous ignorons. Ressentir de la peine et aussitôt l’oublier est tellement hypocrite. Se dire « ce monde ne tourne pas rond, Dieu merci nous sommes en sécurité » et se sentir soulagé parce que cela ne nous arrive pas à nous est juste une preuve de malveillance. Nous devons nous impliquer et aider.
Certains vont même jusqu’à penser des victimes « qu’elles auraient dû faire plus attention, agir comme ceci ou comme cela, etc. » Leyla est une femme qui s’est battue jusqu’au bout pour protéger ses enfants ainsi qu’elle-même. Aussi, je ne voulais pas d’une fin unique.
Quand on lit les dernières lignes, on éprouve d’abord du soulagement mais tout en ayant la sensation que Leyla est encore prise au piège…
S.S : Pour moi, le plus important c’est la détermination et le courage dont Leyla fait preuve dans sa recherche de liberté pour elle et ses enfants. Elle sait qu’il va lui arriver quelque chose chaque fois qu’elle ouvrira la bouche. Elle voit bien que sa prison ne cesse de se refermer sur elle, et pourtant elle essaie toujours d’enfoncer la porte.
Aujourd’hui, le système se contente de déterminer si vous êtes une victime ou le bourreau. Et c’est évident que la lutte individuelle ne sera pas suffisante pour détruire ce système. Tout ce que nous essayons de faire, c’est de retirer une brique du mur de la prison dans laquelle nos soeurs sont enfermées. En élevant la voix par la littérature, la presse et la rue.
Ne Tournez pas la page , de Seray Şahiner, Belleville Editions
Quel regard portez-vous sur les conditions de vie des femmes à Istanbul et dans le reste de la Turquie ? Une révolte, comme celle que Leyla essaie d’amorcer dans votre roman, vous paraît-elle possible ?
Aujourd’hui, il est de notre devoir d’être optimiste. Nous n’obtiendrons rien, bien au contraire, en pensant que les choses ne peuvent pas changer. Les mouvements de solidarité de femmes sont essentiels, ils informent et bousculent les mentalités. Les associations de femmes et les ONG informent les médias et donnent la marche à suivre pour parler féminicide, viol, exploitation. Leur travail empêche la banalisation des violences faites aux femmes.
Les manifestations jouent également un rôle important. Notamment ces femmes qui se rassemblent devant les tribunaux pour soutenir celles qui ont été arrêtées et encourent une peine de prison dans le cadre de la légitime défense. Ce que je vois et ce que j’espère voir de plus en plus ce sont des femmes qui s’entraident et prennent soin les unes des autres. Il en va de notre responsabilité de ne pas abandonner celles qui osent se révolter. Le système s’effondrera quand on aura suffisamment élevé la voix.
Votre roman a été adapté au théâtre à Istanbul, à guichets fermés. Quel accueil a-t-il reçu ?
Ne tournez pas la page est un roman dans lequel je voulais poser cette question : « que pouvons-nous faire ensemble ? » et non : « voici ce que nous devrions faire. » Le roman progresse de question en question à la recherche de la solution. Ainsi, plus les gens le lisent, plus la situation a des chances de s’améliorer. Nous avons besoin d’en discuter. Et son adaptation au théâtre a été l’occasion d’en parler en public. Lire un livre est une démarche individuelle.
À l’inverse, dans une salle de théâtre, 300 personnes regardent la scène en même temps. Et les gens peuvent observer les réactions de leur voisin. On m’a rapporté que certaines personnes dans le public se sentaient gênées pour ceux qui regardaient avec eux alors même qu’ils ignoraient ce qui se passait dans leur propre entourage.
La pièce a été jouée pendant trois ans. Elle a remporté le prix de la Meilleur Actrice et le prix du meilleur Metteur en scène au Afife Theatre Awards et le prix Cevat Fehmi Başkut Special Award. Grâce à ces prix et cette visibilité, nous avons eu la chance d’inscrire le sujet sur l’agenda politique.
Comme je vous le disais plus tôt : plus on parle des problèmes, plus la situation s’améliore. À ce propos, je crois d’ailleurs que la publication de ce roman en France est très précieuse. Car malheureusement les violences faites aux femmes sont partout. Chaque opportunité d’en discuter, partout dans le monde, est précieuse.
Quand j’ai découvert la couverture française, je me suis dit : « Un jour, j’ai choisi d’écrire à propos d’une femme qui tente d’échapper à sa situation en Turquie, et aujourd’hui elle voyage loin de moi en France. » Encore merci à mon agente et à Belleville Éditions.
Prévoyez-vous d’aborder de nouveau les thèmes de Ne Tournez pas la page dans vos prochains romans ?
Les problématiques liées aux femmes, à la classe ouvrière et à l’immigration et le fait d’être soumis à ces contraintes sont les sujets qui me tiennent le plus à coeur. Mais je ne crois pas que j’écrirais exactement la même chose que dans mon dernier roman. Je pense qu’il est préférable d’écrire sur ces sujets mais chaque fois d’un point de vue différent.
Ne Tournez pas la page, Seray Şahiner, Belleville éditions, 17 euros.
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