Le président turc, comme le président russe Vladimir Poutine, détourne les mécanismes de la démocratie, vide les institutions de leur substance et s’adresse directement à un “peuple” fantasmé, estime le politologue Tanil Bora.

 

À la lumière des débats actuels sur la révision constitutionnelle et le changement de régime, pensez-vous qu’après le kémalisme [l’idéologie forgée par Atatürk, fondateur de la Turquie moderne], nous soyons entrés dans l’ère de l’erdoganisme ?

L’erdoganisme est un concept qui vient des sciences politiques occidentales, ce qui l’expose aux critiques et aux quolibets des conservateurs turcs. L’erdoganisme est une idéologie et un mode de gouvernement fondés sur le culte de la personnalité et le pouvoir d’un seul homme. C’est un concept qui met l’accent sur la plasticité idéologique et intellectuelle du régime, dans la mesure où seuls la maîtrise et l’arbitraire du pouvoir importent véritablement.

Ce concept nous permet de comparer le régime actuel avec des régimes comme ceux d’Orban en Hongrie, d’Andrzej Duda en Pologne ou de Poutine en Russie, qui sont, eux, tout autant le produit de notre époque. La plupart de ces dirigeants sont des conservateurs nationalistes, mais ce sont aussi des “hommes forts”, des populistes qui remettent en cause la séparation des pouvoirs et qui s’adressent directement au peuple en contournant les partis politiques, les règles démocratiques et les mécanismes traditionnels de régulation ; ces gens-là détournent les mécanismes de la démocratie représentative à leur propre avantage. Ils prétendent tenir leur légitimité directement du peuple ou de la nation et refusent de partager le pouvoir au prétexte que la nation est indivisible et la souveraineté populaire inaliénable.

 

 

À la différence des régimes autocratiques du XXe siècle, ces régimes maintiennent un Parlement, une société civile, un appareil judiciaire, mais en les vidant de leur substance…

Oui. Les institutions se retrouvent vidées de leur substance au gré des circonstances. Elles perdent toute indépendance et deviennent des instruments au service du pouvoir ou évoluent de telle sorte qu’elles n’ont plus d’institutions que le nom. De ce point de vue, il s’agit d’un mal très contemporain. Le XXIe siècle se reconfigure sur un mode autoritaire qui n’est pas sans rappeler le fascisme. L’erdoganisme est l’expression locale de cette évolution.

 

Comment définiriez-vous les rapports entre erdoganisme et islamisme ?

L’islamisme entre pour partie dans ce pot-pourri, mais il n’est pas le seul élément présent. L’erdoganisme s’appuie sur un répertoire nationaliste très large qui va du nationalisme laïque au nationalisme racialiste d’extrême droite. On trouve également une certaine forme de discours néo-ottomaniste lié à l’islamisme mais qu’on ne peut réduire à ce dernier ainsi que l’idéologie étatiste et sécuritaire habituelle qui reste très prégnante. L’islamisme est bien entendu un facteur important et structurant.

 

 

La remise en cause de la laïcité est de nouveau dans l’air. Quelle relation l’erdoganisme entretient-il avec la laïcité ?

L’expression de quelque désaccord sociétal ou politique que ce soit passe aujourd’hui en Turquie pour un délit et un appel au séparatisme. La moindre différence, la moindre divergence est assimilée à une forme de trahison, à une tentative de mettre du sel dans nos plaies ou de créer des lignes de faille dans l’opinion. La laïcité est perçue comme telle. À les en croire, oser parler de la question de la laïcité en Turquie reviendrait à diviser le pays et à apporter de l’eau au moulin du terrorisme.

Le courant islamiste en Turquie a toujours eu un problème avec la laïcité, mais on peut identifier deux tendances distinctes. La première considère que la laïcité turque est trop sévère et plaide pour une “véritable laïcité” à portée universelle qui s’inspirerait de la situation qui prévaut dans les pays anglo-saxons, plus modérés et plus révérencieux vis-à-vis des cultes. La seconde tendance considère que la laïcité et l’islam sont radicalement incompatibles. Cette dernière tendance s’est renforcée en Turquie mais n’a pas pour autant triomphé. À mon avis, ces deux sensibilités existent dans le mouvement islamiste et se côtoient au sein du Parti de la justice et du développement (AKP). Elles partagent une stratégie commune consistant à s’en prendre à la laïcité et à réduire la marges de manœuvre des laïcs, de la même manière que ceux-ci s’étaient efforcés de réduire la marge de manœuvre des islamistes [avant l’arrivée de l’AKP au pouvoir].

 

Y a-t-il dans l’erdoganisme une volonté de bâtir une nation ?

Bien entendu. Toutes les idéologies nationalistes tentent d’imposer au peuple la conception qu’elles se font de ce peuple. Erdogan comme l’AKP ont leur propre définition du peuple, qui repose, comme chacun sait, sur la majorité sunnite pratiquante et conservatrice, perçue comme loyale et qui serait l’expression du “pays réel”…

Jusqu’à un certain point, les Kurdes aussi étaient considérés comme faisant partie intégrante de cette majorité. Aujourd’hui, ils restent inclus dans le pacte national de manière tacite mais font de nouveau l’objet d’une défiance généralisée et sont perçus comme un problème. Bref, d’un côté il y aurait la vraie nation, le peuple au sens le plus organique du terme, et de l’autre côté nous aurions “les autres”, ceux dont l’appartenance nationale est de pure forme, par le hasard de la citoyenneté. Les expressions comme “notre peuple”, qui semblent consensuelles, ont en réalité pour fonction d’opérer cette division entre le “vrai” peuple et les autres.

 

S’agit-il de se créer un ennemi ?

Absolument. Lorsqu’on définit le peuple en l’essentialisant de cette manière, tous ceux qui n’entrent pas dans le moule se retrouvent marginalisés. Cette criminalisation est liée à ce nouvel autoritarisme populiste dont nous parlions plus tôt. C’est quelque chose qui est dans l’ADN du populisme… Le peuple, la nation sont réduits à une formule, à une marque identitaire. Cette vaste geste identitaire ne laisse aucune place aux sensibilités, aux appartenances, aux choix alternatifs.

Cette passion pour l’uniforme et l’homogène empêche l’émergence d’un réel pluralisme. Cela me fait songer au leader islamiste Necmettin Erbakan [dont les fondateurs de l’AKP se sont séparés pour créer leur propre parti]. Il avait toujours l’expression “notre peuple” à la bouche. Les nationalistes de droite essayaient de l’obliger à préciser ce qu’il entendait par là et faisaient remarquer qu’il ne parlait jamais de “peuple turc”. En fait, Erbakan cherchait à brouiller la définition habituelle du peuple en s’adressant à mots couverts à la communauté musulmane.

 

 

Comment rendre compte de l’attitude de l’AKP et d’Erdogan au sujet du problème kurde ? On a vu l’AKP organiser des meetings avec des drapeaux kurdes et employer ouvertement l’expression de “Kurdistan”, mais aussi, à d’autres moments, aller jusqu’à nier l’existence même d’une question kurde…

En fait, depuis sa création, l’AKP se prétend capable de régler la question kurde et faisait effectivement preuve d’une modération et d’une souplesse inédites jusqu’alors en Turquie pour un parti de droite. En mettant de côté la question du bien-fondé et du caractère démocratique ou antidémocratique de la chose, force est de reconnaître que l’offre identitaire islamique a pu constituer un projet de résolution de la question kurde. L’AKP a su faire preuve d’une grande adaptabilité sans se laisser enfermer dans le cadre islamique. C’est un parti qui a su se constituer de vrais fiefs électoraux dans la région [kurde]. Mais depuis, il y a une volte-face complète sur la question.

 

 

On finit par se demander où est le vrai AKP. Est-ce l’AKP d’avant ou l’AKP d’après le revirement sur la question kurde ?

Je donnerais cher pour savoir ce que pensent tous ceux qui s’étaient déclarés en faveur d’une résolution de la question kurde au sein de l’AKP, que ce soit au nom de l’islam ou de la démocratie. On aimerait les entendre sur le sujet, mais ceux-là préfèrent se taire. Ne s’agit-il pas du problème numéro un en Turquie actuellement ? Il n’y a plus de liberté de pensée ou d’opinion publique dans ce pays. Pour tout un tas de raisons, ces personnes ne sont plus en mesure de s’exprimer.

 

Que pensez-vous du Parti démocratique des peuples (HDP) [parti de gauche issu du mouvement politique kurde] ?

Je considère que le HDP a su faire preuve d’un bon sens admirable en dépit des pressions et des tentatives du pouvoir de l’annihiler. Les membres du HDP ont été très critiqués l’année dernière pour n’avoir pas adopté une position suffisamment ferme au moment où la tension grimpait et où les affrontements reprenaient entre l’armée et le PKK [les rebelles armés kurdes]. Je comprends ces critiques, mais leur constance et leur acharnement à lutter pour démocratiser la politique turque en dépit d’une répression impitoyable, d’accusations permanentes et de l’isolement qui est le leur me paraissent absolument remarquables.

 

 

Qu’en est-il du Parti républicain du peuple (CHP) [social-démocrate] ? Il y a comme un problème au sein de l’équipe dirigeante du parti.

C’est plutôt que le parti ne parvient pas à s’accorder pour peser de manière déterminante sur des problèmes fondamentaux. C’est sans doute dû au fait que le CHP ne parvient pas à se débarrasser de sa culture de parti étatique et étatiste, ce qui le pousse à une certaine forme de conservatisme. Chacun à gauche reste sur ses propres bases militantes, sans chercher à en sortir.

Bien sûr il ne faut pas sous-estimer la difficulté qu’il y a à sortir de ses positions pour s’adresser à d’autres publics. Vous savez mieux que quiconque, à Cumhuriyet, la situation déplorable de la presse et de la liberté d’expression. Au-delà des obstacles institutionnels, n’importe quelle prise de parole peut être décrédibilisée en quelques secondes à grand renfort de calomnies et de diffamations, d’insultes et de tentatives d’intimidation. Les gens subissent d’énormes pressions et parent au plus pressé en se secourant les uns les autres. On vit au jour le jour. Mais il ne peut y avoir de politique sans tentative de se faire entendre auprès d’autres populations et sans sortir de ses bases pour labourer d’autres terrains

Propos recueillis par Kemal Göktaş

.