Alors que le député Ibrahim Halil Yildiz était en campagne électorale dans la ville de Suruç (sud-est du pays), une fusillade a éclaté, jeudi 14 juin, entre des personnes de son entourage, militants du parti au pouvoir, et un groupe d’opposants. Quatre personnes sont mortes, dont l’un des frères du député. Huit autres ont été blessées.
En Turquie, les règlements de compte à l’arme à feu font régulièrement la une des journaux: à l’occasion de désaccords politiques mais aussi financiers, ou bien encore lors de conflits familiaux. Un Turc sur quatre posséderait une arme, selon la Fondation Umut qui milite contre la possession d’armes à feu par les particuliers. Celle-ci notait que les violences par armes à feu auraient augmenté de 28% entre 2016 et 2017 et de 61% en comparaison avec l’année 2015.
«Seuls 10% des crimes sont commis avec des armes sous licence», explique Ayhan Akcan, psychiatre et membre du conseil d’administration de la Fondation, laquelle estime qu’entre vingt et vingt-cinq millions d’armes à feu sont en circulation en Turquie pour une population de près de quatre-vingts millions d’habitants.
Fondé sur un savant mélange d’archivages de données et de mathématiques, ce chiffre est contesté par les autorités qui rappellent que seules 2,5 millions d’armes, soit dix fois moins, sont officiellement enregistrées dans le pays. Or, «selon nos données, près de dix-sept millions d’armes en circulation seraient illégales», assène le psychiatre.
Des ventes en hausse
Dans le quartier Mercan, non loin d’Eminonü, les magasins de vente d’armes ont pignon sur rue. Ici, armes blanches, fusils de chasse et autres pistolets sont exposés en vitrine aux côtés d’accessoires couleur camouflage militaire. Un environnement viril où les femmes sont absentes et les journalistes accueillis froidement.
«Les ventes d’armes? Le business a explosé!», lâche un vendeur partagé entre fierté et méfiance. À quelques jours des élections présidentielles et législatives, parler de ce sujet n’allait visiblement pas de soi. «Bien sûr que les ventes ont augmenté, surtout après le 15 juillet [date de la tentative de coup d’État militaire en 2016]», renchérit son patron.
«Les gens se préparent à la troisième guerre mondiale. Ils veulent se protéger.»
Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, pour les trois premiers mois de l’année 2017, 338.052 licences ont été délivrées ou renouvelées. Des chiffres difficiles à confirmer car «il s’agit surtout de ventes d’armes illégales, confie le patron du magasin d’armes, et il n’y a rien de plus simple aujourd’hui que de commander une arme sur internet et de se la faire livrer chez soi». D’ailleurs, fin 2017, les autorités annonçaient avoir fermé et condamné pas moins de cinquante-cinq sites internet faisant commerce d’armes.
«Les gens se préparent à la troisième guerre mondiale. Ils veulent se protéger. Tout le monde a une arme, si toi tu n’en as pas et que tu dois te défendre comment vas-tu faire?» suggère, de plus en plus prolixe, le patron baissant le ton comme pour révéler un secret.
Ce sont, dit-il, les fusils qui sont les armes les plus demandées par ses clients: «Pour 500 livres turques [le salaire minimum en Turquie est de 1.600 LT soit environ 300 euros], un citoyen turc peut obtenir une arme et une licence. En tant que commerçants, nous sommes très prudents et très rigoureux sur les documents exigés», affirme le patron.
Au moment où celui-ci commence l’énumération des documents nécessaires à l’achat d’une arme, un jeune homme d’une vingtaine d’années entre dans le magasin. Il jette son dévolu sur un pistolet premier prix à 200 LT. En tapant l’identifiant de ce dernier en ligne pour s’assurer qu’il dispose bien de la licence, le vendeur réalise que le casier judiciaire du jeune homme n’est pas vierge. D’un air entendu, il le fait patienter jusqu’à notre départ pour conclure alors la vente, loin de notre regard.
Ce que dit la loi turque
Il existe deux types de licences, valables cinq ans: la première permet de détenir une arme à feu à condition de la laisser chez soi ou sur son lieu de travail. N’importe quel citoyen turc peut l’obtenir s’il est âgé d’au moins 21 ans, possède un casier judiciaire vierge, un rapport médical et quatre photos d’identité. Il faut ensuite faire une demande officielle auprès de la préfecture de police. Le prix de cette licence dépend de l’arme: pour un pistolet, comptez 1.470 livres turques pour cinq ans, pour un fusil 35 LT.
La seconde licence concerne le port d’arme qui est bien plus restrictif. Comme l’indique le site de la police, pour obtenir cette autorisation il faut:
- être menacé et donc dans la nécessité de se protéger
- être fonctionnaire de l’État (policiers, soldats, agents de sécurité)
- en avoir l’utilité pour des raisons professionnelles (certaines professions comme les avocats ou les bijoutiers)
- les familles des «şehits», ces soldats morts pour la patrie peuvent en faire la demande.
Le prix de cette licence est de 4.596 LT sans distinction du type d’armes, ce qui est beaucoup plus cher que dans la plupart des pays d’Europe.
Une culture des armes
«At, Avrat ve Silah» signifie «un cheval, une femme et une arme». Cette expression est attribuée aux guerriers turcs d’Asie centrale, à l’époque des conquêtes. Afin d’asseoir leur autorité masculine, les hommes, des guerriers, se devaient donc de posséder «un cheval, une femme et une arme». Aujourd’hui encore, les Turcs aiment à l’employer comme une allégorie de leurs origines guerrières. C’est aussi le titre du premier long métrage du célèbre réalisateur Yılmaz Güney.
Car les armes, partie intégrante de la culture turque, s’invitent plus souvent qu’à leur tour sur les petits et grands écrans. Elles sont d’ailleurs souvent présentes jusque sur les affiches des films de Yılmaz Güney comme Silah ve Namus (Arme et Honneur). Ou plus récemment dans Karadayı, une série à grand succès diffusée sur la chaîne ATV. Sur le sujet, des cinéastes amateurs ont même réalisé et produit un film diffusé sur YouTube, devenu un véritable phénomène sociologique1.
«J’ai l’arme et ainsi, j’ai le pouvoir. Je l’utiliserai sans sourciller pour défendre ma famille.»
«L’arme est importante dans la culture turque et le tir est un sport national. Ici, dès qu’un garçon naît, on dépose un pistolet sous son berceau. Vers 9-10 ans, on lui apprend à s’en servir», raconte, non sans fierté, Cem Cesur. La trentaine baraquée et tatouée, il porte sur lui l’amour des armes: un pistolet argenté en pendentif autour du cou. D’ailleurs, dans la région de la Mer Noire, pas de mariage digne de ce nom sans tirs à balles réelles en l’air.
Cem est un ancien des forces spéciales turques. Il est aujourd’hui instructeur de tir et forme aussi bien des policiers que des particuliers. «Je ne crois pas que quelqu’un d’autre [que moi] puisse défendre mes proches,avance-t-il. J’ai l’arme et ainsi, j’ai le pouvoir. Je l’utiliserai sans sourciller pour défendre ma famille. Certes, l’État devrait faire son travail et les civils ne devraient pas porter d’armes. Mais est-ce que cela est possible dans l’état actuel des choses? Non!»
Il regrette toutefois le manque d’enseignement au tir. «Aujourd’hui, en Turquie, tout le monde peut s’armer. Pour obtenir la licence, il faudrait, au même titre que pour le permis de conduire, demander aux personnes de suivre une formation auprès d’un technicien.»
Selon Cem, sur cent personnes armées, près de la moitiée sont des femmes. Des chiffres impossibles à vérifier. «Il y a huit centres de tir privés à Istanbul et les clients potentiels sont à 60% des femmes. Voilées ou pas. Jeunes ou moins jeunes», poursuit-il pour asseoir son propos.
Faire justice soi-même
En matière d’armes, il y a eu un avant et un après la tentative de coup d’État de juillet 2016. «Les gens ont été effrayés par l’arrivée des tanks et des avions de chasse. Ils se sont dit que l’État peut parfois ne pas être capable de protéger son peuple»,explique Cem.
Un sentiment largement partagé par KürÅŸad. Ce père de famille d’une trentaine d’années est à la tête d’une petite entreprise située dans le district de Beylikdüzü, sur la rive européenne d’Istanbul. Cheveux rasés, moustache en «croc de loup» –le signe de ralliement des sympathisants du MHP (Parti d’action nationaliste)–, il est assis à son bureau dans une immense pièce quasi vide.
Derrière lui, un tableau représente la prise de Constantinople par le Sultan Mehmet le Conquérant. «J’ai toujours voulu posséder une arme. J’ai eu l’occasion d’en racheter une: une Baretta 14» qu’il avoue détenir sans licence. Conscient des risques, Kürşad précise: «Actuellement, sous état d’urgence, il nous est interdit de porter une arme. Beaucoup de personnes ont été attrapées par la police. Le risque c’est une peine de prison et une amende. Le gouvernement est très strict là -dessus».
Et d’insister: s’il possède une arme, ce n’est pas dans le but de blesser un autre citoyen, mais s’il devait se défendre ou défendre sa nation, il n’hésiterait pas. Il a d’ailleurs pour projet d’acheter un Sig Sauer, avec une licence cette fois. «Nous avons compris, la nuit du 15 juillet [2016], que nos forces de police, à ce moment-là , ont été prises de court. Les putschistes ont tué nos policiers. Si demain la situation se répète,[…], et si l’État ne peut pas gérer la situation, je descendrai dans la rue avec mon arme.» À la question de savoir s’il a bénéficié d’une formation, il répond le sourire aux lèvres: «J’ai été formé pendant mon service militaire».
L’armement des civils, hautement politique
Le soir de la tentative de coup d’État, des milliers de personnes sont descendues dans les rues, à l’appel du président Recep Tayyip Erdoğan. Cette nuit-là , face aux tanks de l’armée, 250 personnes sont mortes et 2.000 ont été blessées.
À la télévision les jours suivants, deux personnalités politiques, Şeref Malkoç, conseiller du président de la République et Melih Gökçek, alors maire de la capitale Ankara, se sont déclarées favorables à l’armement des civils.
«Y a-t-il un lien entre l’appel aux citoyens à s’armer sur Twitter et le gouvernement?»
Ce même soir du putsch, le hashtag «#AkSilahlanma» –que l’on peut traduire par «AkArmement», contraction de AK (le nom du parti au pouvoir) et du mot armement– faisait son apparition sur les réseaux sociaux pour inviter les Turcs à descendre armés dans les rues et lancer un message aux autorités afin qu’elles facilitent l’armement personnel.
Au Parlement, Sezgin Tanrıkulu, un député du parti d’opposition (CHP), s’en était inquiété: «Y a-t-il un lien […] entre l’appel aux citoyens à s’armer sur Twitter et le gouvernement? Y a-t-il des enquêtes sur ces groupes appelant à la guerre civile?».
Quelques jours plus tard, les autorités déclaraient dans la presse qu’une personne utilisant le pseudo «JeansBiri» venait d’être arrêtée. Accusée d’être à l’origine de la campagne de hashtags invitant les citoyens à prendre les armes, elle était présentée comme appartenant au réseau «terroriste» de Fethullah Gülen («FETÖ») accusé d’être derrière la tentative de putsch.
Cette arrestation a coupé court aux spéculations selon lesquelles le gouvernement incitait ses sympathisants à s’armer. Jusqu’à ce qu’un décret publié au Journal officiel le 24 décembre 2017 (le décret 696 et son article 121) accorde l’immunité judiciaire aux civils ayant commis des actes en violation du code pénal, dès lors qu’ils agissent au nom de l’antiterrorisme ou pour prévenir une tentative de renversement du gouvernement.
Devant la vague d’indignation que ce décret a soulevé, les autorités officielles ont dû en restreindre –un peu– le champ et préciser que cette immunité ne concernait que les civils qui auraient agi pour empêcher la tentative de putsch du 15 juillet «et [son] prolongement».
L’apparition des milices privées
«On dit, raconte le politologue Ismet Akça, qu’après le 15 juillet 2016, des milliers d’armes enregistrées auraient disparu. On ne sait pas où elles se trouvent. Par ailleurs, des organisations comme Sadat, Osmanlı Ocakları[Foyers Ottomans]ou Les Aigles de la nuit[des gardiens de quartier armés, mis en place par un décret-loi suite à une formation courte de deux mois]sont apparues.»
Or, coup de tonnerre en janvier dernier: Meral Akşener, à la tête du tout nouveau parti nationaliste d’extrême droite İyi Parti (Bon Parti) et candidate à l’élection présidentielle du 24 juin prochain, a déclaré que des civils s’entraînaient avec des armes dans des camps situés dans les villes de Konya et Tokat, en Anatolie. Selon elle, l’AKP (Parti de la justice et du développement, au pouvoir) «essaie d’effrayer les électeurs en disant que les membres de SADAT ou d’autres groupes armés seront de service lors des élections».
Dans une circulaire du 14 mars, le ministère de l’Intérieur a octroyé le droit aux citoyens armés de posséder 1.000 balles par an contre 200 précédemment. Ce qui entretient le spectre d’une guerre civile. Et ErtuÄŸrul Kürkçü, député HDP (Parti démocratique des peuples, dans l’opposition) d’interroger: «À qui et pourquoi a-t-on besoin de donner 1.000 balles?».
1 — Merci à Ahmet Can Cakirça pour ses éclairages cinématographiques.
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