Le marigot politique a vraiment une face cachée plus singulière que celle qui brille au soleil d’un hiver glacial. Les transmetteurs se confortent les uns les autres dans leurs appréciations de faits partiellement connus.
On se murmure ici et là des confidences éclairées, avec délectation et cela tourne trop souvent au théâtre de Guignol Au milieu du tintamarre «remaniementiel», des démarches déterminantes continuent à s’exécuter par petites touches par les janissaires d’Ennahdha sur tous les fronts.
Ce qui se passe au ministère de l’Industrie et du commerce en fait partie. Deux faits méritent qu’on s’y arrête, le limogeage du secrétaire d’État au Commerce et du directeur général du commerce extérieur en un laps de temps si court! D’autres premiers responsables d’organismes sous tutelle seraient dans sa ligne de mire.
Si ce n’était qu’un politicien imbu de lui-même, qui aime bien boire ses propres paroles, qui se plaît à égrener le chapelet de ses discours, car il sait tout sur tout et rebondit sur les propos de ses interlocuteurs d’un ton tranchant et dogmatique avec l’agilité d’un bouquetin sur une paroi escarpée, on pourrait admettre qu’il ne s’écarte pas du modèle standard de cette variété de politiciens, à quelques degrés près.
Mais le mal est plus sérieux! Secrétaire Général du Mouvement Ennahdha, alias ministre de l’Industrie et du commerce, il ne perd pas la Qibla, malgré les sinuosités de son chemin, pour œuvrer, sans en avoir l’air,  à écarter tous les obstacles qui pourraient s’interposer entre ses desseins et leur réalisation au service de sa chapelle.
Le déficit de la balance commerciale de la Tunisie avec la Turquie et l’intention d’établir une liste nominative des barons de la contrebande et de leurs intermédiaires semblent être le motif apparent de la mésentente, qui aurait provoqué le limogeage de l’ancien secrétaire d’Etat au Commerce.
Même son de cloche chez l’ex-directeur général du commerce extérieur qui a perdu son poste. En fait, les principaux déficits en 2016, d’après les statistiques de l’INS, indiquent en premier la Chine avec –3.843,9 MDT, suivie de la Turquie –1.482,2 MDT, puis la Russie –1.375,6 MDT, l’Italie –995,9 MDT, les Etats-Unis –954,5 MDT… Qu’est-ce qui peut expliquer cette focalisation sur le déficit avec la Turquie, qui arrive pourtant en deuxième position?
Dans le microcosme politique, il arrive qu’un petit détail canalise notre attention et nous empêche de voir quelque chose de plus énorme, et parfois ce détail aurait pu être volontairement mis en avant par celui qui aurait intérêt à ce qu’on n’en perçoive pas davantage.
Il s’avère que c’est le cas. L’appartenance idéologique islamiste du ministre et son rang dans son parti laisserait entrevoir une tendance à la complaisance ou tout au moins une certaine fraternité avec un pays dirigé par un parti frère. Ainsi, il ne serait pas bienséant d’agir pour prendre des mesures afin de maîtriser le flux de certains produits en provenance de la Turquie pour tenter d’équilibrer la balance commerciale bilatérale.
Néanmoins, il convient de rappeler que les relations commerciales entre la Tunisie et la Turquie sont régies par un accord portant sur la création d’une zone de libre-échange tuniso-turque signé le 25/11/2004 à Tunis, entré en vigueur le 1er/07/2005. Cet accord prévoit l’instauration progressive d’une zone de libre-échange à l’issue d’une période transitoire de 10 ans pour les produits industriels. Donc, tous les produits industriels sont totalement exonérés depuis 2005. Quelques produits agricoles sont exonérés dans la limite d’un contingent, dont notamment les dattes à l’exportation dans la limite de 5000 tonnes. Par conséquent, il n’y a rien à redire.
Que nenni! Le 24 septembre 2013, 120 députés de l’ANC ont ratifié une loi organique adoptant la décision du conseil de partenariat du 23 janvier 2013, portant sur la révision des tableaux A et B du protocole 2 de l’accord au sujet des produits agricoles, les produits agricoles transformés et les produits de la pêche maritime. C’était aux temps «bénis» de la Troïka! C’est ainsi, qu’outre la pomme de terre, le lait, les graines de tournesol, ces «glibettes blanches», le borghol se mettent de la partie! Sans parler de l’importation sauvage du prêt-à -porter made in Turkey qui a inondé le marché tunisien.
Le ministre doctoral et sentencieux sait très bien que l’article XIX du GATT (Mesures d’urgence concernant l’importation de produits particuliers) prévoit des «clauses de sauvegarde» pour lutter contre la concurrence déloyale et maîtriser les importations de produits superflus. Pourquoi n’en use-t-il pas autant pour certains produits chinois?
Le positionnement de la Turquie depuis 2011 expliquerait aussi cette bienveillance ambigüe. C’est en septembre 2011 que Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, s’était rendu en Tunisie. Sa diplomatie d’influence qui comporte une dimension islamiste va à la rencontre d’Ennahdha qui suit le même parcours avec le même élément structurant et identitaire.
L’arrivée au pouvoir de ce parti conservateur islamiste a constitué un tournant politique et une transformation sociale, sans doute la plus importante depuis la fondation de la République turque par Mustafa Kemal en 1923. Jusqu’en 2007, le gouvernement AKP a inscrit sa diplomatie dans la continuité de la politique étrangère kémaliste. A partir de 2009, sous l’impulsion d’Ahmet Davutoglu, ancien Premier ministre et ancien ministre des Affaires étrangères, la Turquie s’est rapprochée de ses voisins, poursuivant la mise en œuvre du principe «zéro problème avec ses voisins», l’amélioration de ses relations avec les pays arabes, une prise de distance avec Israël, et une implication diplomatique croissante au Moyen-Orient.
L’AKP simulait sur le plan intérieur, pendant un temps, son adhésion à une synthèse des différentes composantes et aspirations de la société turque. Mais, graduellement le modèle s’est mis à imploser. Les autorités turques finissent par se dévoiler en faisant de l’héritage ottoman un élément politique et voient la religion comme un instrument d’influence.
Ce qui semblait s’être muté en un conservatisme social, se met à se radicaliser, la dérive autoritaire du pouvoir se traduisait par une multiplication des atteintes aux libertés publiques, des atteintes à la séparation des pouvoirs, avec des pressions exercées sur la justice et sur le Parlement, et des atteintes à la liberté d’expression, notamment à l’encontre d’avocats, de journalistes et d’universitaires. D’une polarisation des clivages ethniques (entre Turcs et Kurdes), religieux et culturels de la société turque (entre Sunnites et Alévis qui représentent environ 20 % de la population), un clivage culturel, entre modernisme et traditionalisme religieux.
Puis vinrent les bombardements des zones kurdes (les combats entre l’armée et le PKK ont gagné les centres urbains dans le sud-est, faisant des milliers de victimes, y compris chez les civils, et des destructions massives), les ambiguïtés, sinon la complicité directe à l’égard de Daesh et ses réactions face à l’échec des Frères Musulmans en Egypte idéologiquement proches de l’AKP achèvent par faire tomber le masque… Serait-ce un parcours annonciateur de ce que pourrait être celui d’Ennahdha, lorsque ce parti aurait domestiqué la société tunisienne?
Il s’agit de clarifier rapidement les ambiguïtés qui existent dans les relations avec la Turquie sur ce sujet et sur les «prétentions ottomanes» de ce pays. Le conseil ministériel annoncé prochainement par ministre de l’Industrie et du commerce, concernant la balance commerciale avec la Turquie ne doit surtout pas se faire en «présence de ministres turcs» comme il l’avait sans doute maladroitement indiqué.
En escomptant aussi que le jeu de quilles auquel il s’adonne, pour se débarrasser des responsables de départements et organismes sous tutelle qui ne lui conviennent pas les uns après les autres, s’interrompt pour dégager la voie au traitement des dossiers essentiels.